Quelle
est donc cette discipline qui nous conduit à un étrange savoir?
Bien étrange en effet, puisqu’il nous livre une connaissance
qui nous rend "étranger" à ce monde dont pourtant,
nous sommes une partie intégrante. La philosophie nous permet de
constater que nous sommes englobés dans l’univers , que nous en
sommes une partie infime, que par notre corps nous y sommes
contenus mais, en même temps, par notre pensée nous nous le représentons,
nous nous en faisons une idée. Nous nous représentons les choses
qui nous entourent, nous en avons une connaissance. Pascal écrivait:
"par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit
comme un point; par la pensée, je le comprends" c’est-à-dire
je me le représente. Par cette prise de conscience du monde, je
me distingue de lui, je le mets à distance, je prends du recul,
"j’objective" le monde et j’établis des relations
entre lui et moi (en obéissant aux règles strictes de la pensée).
La philosophie nous permet de constater que par notre corps nous
sommes de même nature que l’univers, donc que nous sommes objet
d’étude tout comme lui mais "être homme" c’est
aussi être sujet c’est-à-dire auteur de cette étude, de cette
mise en perspective dans un ordre où tout pourrait prendre un
sens . Nous pourrions reprendre à notre compte cette inquiétude
de Musset :
" Qu’est-ce donc que ce monde et qu’y venons-nous faire?
" Vers quelle impasse , vers quel mystère nous conduit la
philosophie?
Embarquons-nous!
Selon
l’expression de Descartes nous sommes: "une chose qui
pense" . La philosophie va éclairer le fonctionnement propre
de cette pensée qui nous distingue des choses , des objets . Nous
sommes bien des sujets pensant , formant et enchaînant des
concepts pour parvenir à rendre présents à nos sens et à notre
intelligence les objets qui nous entourent afin d’en posséder
une représentation adéquate (ce qui nous amène à l’idée de
vérité).
Mais
ne brûlons pas les étapes. Pour étudier une discipline
demandons-nous:
- Quelle est son origine?
- Quel est son but?
- Comment s’y prend-t-elle? c’est-à-dire quels sont
ses moyens?
- Quels sont ses fruits?
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Son
origine:
Aristote (384-322 avant JC) nous dit :" Ce
fut l’étonnement qui poussa les hommes aux premières spéculations
philosophiques....." cf texte.
Il s’agit donc d’étonnement devant les phénomènes naturels,
devant le monde qui nous entoure.
La philosophie occidentale reconnaît ses origines en Grèce au IVème
siècle avant JC. Les premiers philosophes, dits Pré-Socratiques
(Socrate 470-399 avant JC), s’étonnaient donc , observaient ,
s’interrogeaient . Ils réfléchissaient sur l’origine de la
nature , du monde matériel .
Thalès posait la question : En quoi les choses
sont-elles faites ?
Héraclite et Parménide :
Y-a-t-il du mouvement ou non ? et quelle est la cause du mouvement
?
Pythagore Y-a-t-il de l’ordre dans les choses
C’est Pythagore qui aurait créé le mot philosophie .
Philo: ami , philein = aimer
Sophia: la sagesse. L’homme sage est celui qui aime et cherche
la connaissance vraie et le Bien.
La
philosophie dans l’antiquité grecque jusque vers l’époque de
Descartes (1596-1650) entretenait donc un rapport avec la science
. La sagesse visait à une connaissance la plus juste possible de
toutes les choses que l’homme peut savoir ,sans oublier celles
pour la conduite de sa vie , ou pour la conservation de sa santé
.
Mais
cette recherche de la vérité en ce qui concerne nous-même et
nos relations avec l’univers et les dieux , commence par un débat
avec l’esprit lui même. Pour approcher la vérité il faut
payer le prix ! c’est-à-dire découvrir les lois universelles
qui régissent la pensée et s’y conformer. Ce sont les
principes (d’identité, de contradiction, du tiers exclu).
Penser,
c’est dire non aux apparences, c’est:
– se méfier des apparences trompeuses,
– pratiquer une mise en doute méthodique de ce que nous
donne nos sens,
– transformer nos opinions en jugements fondés,
– avoir une conception critique de nous-même et du
monde,
– commencer , donc , par la réflexion , le
recueillement
|
C’est
pourquoi Socrate (470-399 ) ne conservera que la première partie
de la phrase: "Connais-toi toi même". Il humanisa
et intériorisa la philosophie. Le contact avec le monde, dit
Platon, se fait dans l’âme. Sa mission est de " tourner
chacun vers sa vérité spirituelle". Pour la découvrir il
incite ses élèves à méditer sur l’instabilité du monde
sensible , c’est-à-dire sur les apparences changeantes ; car il
existe un autre domaine que celui des choses concrètes ,
changeantes . C’est le domaine de l’esprit où l’on
rencontre ce qui est immuable c’est-à-dire l’essence ou la
nature même, (c’est-à-dire ce qui fait qu’une chose est ce
qu’elle est). On peut connaître cette essence non par nos sens
mais par un raisonnement de l’esprit (c’est-à-dire un enchaînement
logique des propositions) car l’essence est "hors de
vue". La philosophie nous engage donc à connaître ce qui
est "hors de vue", "invisible", pour saisir la
vérité . C’est une tâche si difficile qu’elle nous fait très
vite découvrir la relativité de nos connaissances , et nos
limites. Que vaut alors la science qui évolue, progresse sans
cesse et qui demeure partielle , provisoire (Bachelard écrivait:
que penser de la vérité scientifique qui est "vérité
d’aujourd’hui , erreur de demain"?).
Jusqu’où
peut aller ma raison ? Que puis-je savoir ? On comprend aisément
la réflexion de Socrate: " Tout ce que je sais c’est que
je ne sais rien".
Et
pourtant ... l’homme ne peut pas s’empêcher d’essayer de
satisfaire son désir passionné de connaissance vraie. Il va donc
faire usage de toutes ses facultés: les sens, la conscience
(intellectuelle), la raison, l’imagination, le langage, pour
connaître la structure du monde et l’activité des éléments .
Il va réfléchir sur des problèmes soumis à l’expérience ,
transformer les objets matériels en idées , en représentations
les soumettre au doute, établir des raisonnements logiques , pour
s’interroger sur leur conformité avec le réel (on définit la
vérité comme la conformité d’un jugement avec la réalité).
Mais
la réalité qui nous intéresse est trop vaste pour se laisser
enfermer dans l’impasse de nos systèmes . La vérité
scientifique , sans cesse en évolution , pressent un mystère que
l’homme ne peut refuser puisqu’il est le fondement de toute
chose, ce à partir de quoi émerge toute existence. Réfléchissons
à cette question ultime: " Pourquoi y a-t-il quelque chose
plutôt que rien?". L’homme sage, le philosophe, est appelé
à " dépasser les impasses d’une logique technocratique
pour retrouver , sans y parvenir, un projet originel" (Fides
et ratio, JPII): ce sont les problèmes de la création, de
l’existence personnelle . Le sage ne recherche pas seulement le
vrai , il recherche aussi un idéal moral: le Bien . Il a une vue
personnelle , réfléchie de la vocation morale de l’homme
c’est-à-dire de ce à quoi il est appelé pour devenir homme
(on ne naît pas homme on le devient ). C’est cette vocation
morale qui lui permet de donner un sens aux évènements et ce
sens ne peut être perçu qu’après un effort. Cet effort nous
permettra de nous dégager des mobiles irrationnels , passionnels
qui mènent la masse des hommes et de nous demander face aux évènements,
aux faits: qu’est ce qui devrait être; c’est-à-dire qu’il
nous faut transformer le fait en droit.
La
prise de conscience de ce "non-savoir" en matière de
connaissance, et de cette interrogation inlassable sur le plan
moral et pratique (que dois-je faire" ) est fondamentale pour
l’élaboration d’une philosophie qui n’est pas un savoir
achevé, universel, systématique , mais une démarche ,un
mouvement de l’esprit et du corps. Sartre nous dit qu’elle
"mord sur l’avenir". Kant écrivait qu’elle n’est
pas un " savoir" à apprendre car " elle n’existe
pas encore ". Tant que nous n’avons pas ouvert les yeux sur
nous-même et sur le monde , c’est-à-dire sur le temps , sur
l’espace ,sur la matière ,tant que nous n’acceptons pas de
nous poser des questions qui pourtant demeureront sans réponse ,
tant que personnellement nous ne nous serons pas éveillés à une
autre connaissance que celle des apparences , la philosophie
n’existera pas .
Exerçons
donc notre raison à recueillir les données livrées par nos sens
, acceptons de commencer un cheminement vers ce qui est au-delà
des apparences (la réalité), essayons de comprendre en sachant
que nous allons vers un bouleversement qui résultera d’un heurt
avec le mystère qui nous porte. Ce n’est qu’en acceptant nos
limites que nous entrerons en contact avec l’Être - c’est-à-dire
la réalité qui nous porte. Certes la philosophie est un effort
pour saisir le Vrai, le Beau, le Bien à travers un quotidien qui
loin de nous retenir prisonnier ,nous permettra de nous éveiller
et de faire émerger des valeurs fondatrices (cf Kant: l’éducation
se fait de haut en bas).
Cet
"insaisissable" que tout homme recherche est pourtant
avec lui de plein pied . Descartes disait: " il y a des vérités
que l’on touche de l’esprit". Il voulait parler de cette
autre faculté que nous possédons pour nous guider dans notre quête
du Vrai, du Beau, du Bien; cette faculté c’est l’intuition métaphysique
appelée par Platon "l’œil de l’âme" et par
Descartes "l’instinct de l’esprit" .
Nous
comprenons que la philosophie présente une valeur universelle
mais est nécessairement personnelle . Chacun de nous doit s’y
mettre sans exception .Karl Jaspers disait : " on n’échappe
pas à la philosophie " (nous sommes philosophes de nature
– capacité de réflexion ), cette philosophie dont
"l’origine , écrit-il encore , se trouve dans l’étonnement,
le doute, la conscience que l’on a d’être perdu. Dans chaque
cas elle commence par un bouleversement qui saisit l’homme et
fait naître en lui le besoin de se donner un but."
Ce
but c’est d’essayer de comprendre l’homme en situation dans
le monde , dans l’existence . Elle nous aidera à vivre en homme
c’est-à-dire en être pensant, aux prises avec des difficultés,
posant des problèmes qu’il peut résoudre et d’autres qu’il
ne peut pas résoudre mais qu’il ne peut pourtant pas s’empêcher
de se poser.
Nous
venons de voir que la philosophie est une réflexion devant le
mystère de notre existence personnelle , devant celui de la création
("pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien?" ).
Dans
son désir de vaincre ce mystère ,nous mettons sur pied une
recherche méthodique, patiente , objective (autant que possible
!). Cette recherche n’est pas vaine dans un sens puisque nous
obtenons des vérités scientifiques partielles que nous
multiplions dans l’espoir toujours déçu , mais jamais vaincu ,
d’obtenir une vérité ultérieure où toutes nos connaissances
seraient unifiées où tout prendrait un sens : le monde et nous.
La raison se heurte à un mur, elle rencontre ses limites, elle éprouve
sa faiblesse .
Et
si cette faiblesse devenait notre force ?. Si la raison pouvait échapper
au risque de devenir prisonnière d’elle même , de son désir
de tout comprendre, de tout dominer, de tout embrasser? Si elle échappait
à l’aveuglement de l’orgueil , que nous arriverait-il? La démarche
philosophique nous aiderait-elle? Merleau-Ponty écrivait:
"La philosophie nous éveille à ce que l’existence du
monde et la notre ont de problématique en soi , à tel point que
nous soyons à jamais guéris de chercher , comme disait Bergson ,
une solution "dans le cahier du maître". "Il n’y
a pas de "cahier du maître", il n’y a pas de modèle
figé .Il y a une route ouverte devant nous . A nous de réfléchir
, d’agir, de nous poser des questions . Et si ces questions
demeurent sans réponse: tant mieux! car c’est cette absence, ce
manque qui alimente notre désir et nous révèle notre nature ,
notre essence . Nous sommes une partie qui ne peut comprendre le
tout , mais qui est traversée , vivifiée , nourrie par cet
infini vers lequel nous tendons. F. Alquié explique que notre
conscience tournée vers le temps, contient l’éternel. Nous
sommes radicalement différents de ce monde de l’expérience
sensible, voué à l’écoulement du "devenir" . Certes
nous changeons mais aussi nous "durons". Qu’est-ce qui
demeure en nous, qui nous permet de dire "je" au cours
des différents moments de notre existence? Que sommes-nous?
Il
nous est impossible de découvrir, de définir le sujet que nous
sommes, dans le monde de l’expérience qui ne révèle que
changement et diversité. Alors à quoi bon philosopher , à quoi
bon chercher à atteindre ce qui nous échappe sans cesse ? La
philosophie est-elle inutile? OUI, car elle n’est pas subordonnée
à une efficacité immédiate , à une fin naturelle . Elle est
inutile car fondamentale et nécessaire
(nécessaire = qui ne peut pas ne pas être). Citons encore F.
Alquié: "la réflexion philosophique est à ce point limitée
qu’elle aboutit à un non-savoir . Elle est pourtant
fondamentale. C’est en elle que l’homme découvre son essence
et sa situation, ce qui lui permet d’ordonner tout le
reste".
Ainsi,
notre faiblesse, notre impossibilité à saisir ce que nous
cherchons , est la condition de notre force. Nous ne commencerions
pas à chercher ce que nous ignorerions complètement ou ce que
nous estimerions impossible à atteindre . Nous possèderions
selon Platon , Descartes une capacité métaphysique , un
"instinct de l’esprit" qui nous projette vers une réalité
qui dépasse tous nos systèmes. Notre recherche ne peut aboutir
que dans l’absolu.
Nous
avons donc le choix entre :
- le scepticisme radical qui nous conduit à l’absurde
"mais n’est-il pas absurde que tout soit absurde?":
Emmanuel Mounier,
- ou l’action au risque de se tromper... et tant mieux encore si
nous nous trompons , car, reprenons Descartes: si je me trompe ,
je doute , si je doute , c’est que je pense, si je pense
j’existe. ("je pense donc je suis"). Exister c’est
agir (après réflexion ). C’est le sens de notre vie car dans
nos actes nous permettons à l’éternel, aux valeurs , de
s’incarner dans le "devenir".
(1859-1938)
"Quiconque veut vraiment devenir philo-sophe devra ... J’ai
donc fait par là même le vœu de pauvreté en matière de
connaissance". |