Jules Lachelier a distingué deux existences : une existence abstraite selon la loi nécessaire des causes efficientes et une existence concrète qui repose sur les lois contingentes des causes finales.
Il nous invite à passer d'un dualisme esprit/matière (illusion de l'entendement) à un dualisme fondamental pensée pure/pensée dispersée ; du point de vue de la vie commune où s'exerce l'entendement à la vie selon la pensée pure, une vie divine.
C'est suivre une force constitutive de tout l'être. Cette force est une pensée qui tend à une conscience de plus en plus complète d'elle-même. Autant dire que la nature exprime l'Un parce qu'elle dérive de lui. Ce qui nous invite à une relecture de Plotin.
CAUSALITÉ ET FINALITÉ
Nous pouvons établir que l'existence abstraite, qui consiste dans la nécessité mécanique, a besoin elle-même de trouver un point d'appui dans l'existence concrète, qui n'appartient qu'à l'ordre des fins, et qu'ainsi la finalité n'est pas seulement une explication, mais la seule explication complète de la pensée et de la nature. Chaque phénomène, en effet, est déterminé mécaniquement, non seulement par tous ceux qui le précèdent dans le temps, mais encore par tous ceux qui l'accompagnent dans l'espace: car ce n'est qu'en vertu de leur causalité réciproque que plusieurs phénomènes simultanés peuvent être l'objet de la même pensée et faire partie du même univers. Or ces phénomènes sont, de part et d'autre, en nombre infini: car un premier phénomène dans le temps serait celui qui succéderait à un temps vide, de même qu'un dernier phénomène dans l'espace devrait être contigu, au moins d'un côté, à l'espace lui-même; mais le temps et l'espace ne peuvent être en deçà ou au delà d'aucune chose, puisqu'ils ne sont point eux-mêmes des choses, mais de simples formes de notre intuition sensible. Il est évident, d'ailleurs, que la régression des effets aux causes doit remplir un passé infini, puisque chaque terme de cette régression n'a pas moins besoin que celui dont on part d'être expliqué par un précédent: l'explication mécanique d'un phénomène donné ne peut donc jamais être achevée, et une existence exclusivement fondée sur la nécessité serait pour la pensée un problème insoluble et contradictoire. Mais l'ordre des causes finales est affranchi de la contradiction qui pèse, en quelque sorte, sur celui des causes efficientes: car, bien que les diverses fins de la nature puissent jouer l'une à l'égard de l'autre le rôle de moyens et que la nature tout entière soit peut-être suspendue à une fin qui la dépasse, chacune de ces fins n'en a pas moins en elle-même une valeur absolue et pourrait, sans absurdité, servir de terme au progrès de la pensée. Ce n'est donc que dans son progrès vers les fins, que la pensée peut trouver le point d'arrêt qu'elle cherche vainement dans sa régression vers les causes proprement dites; et, si toute explication doit partir d'un point fixe et d'une donnée qui s'explique elle-même, il est évident que la véritable explication des phénomènes n'est pas celle qui descend des causes aux effets, mais celle qui remonte, au contraire, des fins aux moyens. Il n'y a, en effet, aucun inconvénient à remonter à l'infini de condition en condition, si l'on rattache chacune de ces conditions, non à celle qui la précède dans le temps, mais à celle qui la suit et qui l'exige: car on est toujours libre de s'arrêter dans la série de ces exigences, de même que, dans l'ordre du temps et de la causalité, on ne pousse que jusqu'où l'on veut la considération des effets d'une cause donnée. Sans doute, nous ne pouvons pas échapper à la loi des causes efficientes, ni oublier que la fin n'exige les moyens que parce qu'elle les suppose et ne les suppose que parce qu'ils la produisent; et, d'un autre côté, lorsqu'on voit le point de départ de cette production prétendue reculer à l'infini devant le regard de la pensée, on est bien obligé de convenir qu'elle n'est qu'une illusion de notre entendement, qui renverse l'ordre de la nature en essayant de le comprendre. Les vraies raisons des choses, ce sont les fins, qui constituent, sous le nom de formes, les choses elles-mêmes: la matière et les causes ne sont qu'une hypothèse nécessaire, ou plutôt un symbole indispensable, par lequel nous projetons dans le temps et dans l'espace ce qui est, en soi, supérieur à l'un et à l'autre. L'opposition du concret et de l'abstrait, de la finalité et du mécanisme, ne repose que sur la distinction de nos facultés: une pensée qui pourrait renoncer à elle-même pour se perdre, ou plutôt pour se retrouver tout entière dans les choses, ne connaîtrait plus d'autre loi que l'harmonie ni d'autre lumière que la beauté.
Jules Lachelier, Du fondement de l'induction, 1871 (Thèse de Doctorat)
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