De
"Oui
... Dix ans et je suis devenu un autre ..."
(page
12)
à "Tu
mangerais pas un petit quelque chose ?"
(page 13)
Oui
...
Il
commence par admettre qu'il ne crache pas sur la vodka,
il l'accorde à Marina. C'est cette lucidité qui fait le
tragique de sa situation. Un peu plus loin, il va dire: "Côté
cervelle ça va."
S'il réduit le "combien de temps" à dix ans, c'est
pour mieux accentuer, pour rendre plus saisissant encore le rôle
dans le temps du changement. Le temps qui tel un ogre dévore ce
qu'il a vu apparaître. (= devenir).
Autre,
accentue et met en évidence l'incroyable violence du temps qui
pétrit l'existence humaine: Astrov n'est plus le même, il est
pour ainsi dire mort à lui même, mort au désir. Mais il ne
veut d'abord y voir que l'effet du travail et non l'effet de sa
veulerie.
Travail.
On imagine mal, aujourd'hui l'importance du terme au crépuscule
du XIX è siècle. (1897, date de parution de Oncle Vania, Marx
étant mort en 1883).
On imagine que la médecine est une profession libérale, mais
dans l'état de dénuement du médecin de l'époque: Dans un
pays de "pauvres diables, de toqués" qui font tout et
n'importe quoi, le médecin est en effet démuni, en particulier
devant la tuberculose qui n'a pas épargné Tchékhov, médecin,
en 1897, l'année même de la parution d'Oncle Vania! Astrov
nous dit qu'il est soumis à un travail harassant et aliéné
par le service de nombreux malades qui, non seulement le prennent
du matin au soir mais qui le traînent de force
la nuit, le plus souvent au chevet d'un mourant.
Oui,
il s'agit bien d'un travail aliéné puisqu'il ne peut même pas
l'organiser en fonction de soi, selon un rythme voulu qui
laisserait la place, à des moments de temps libre pour être à
soi même ("pas
un jour",
en dix ans) et de repos ("pas
un instant de repos").
Nous l'avons oublié, mais ce n'est pas le travail qui use et
vieillit c'est la dépossession du travail.
Depuis qu'il connaît Marina, il n'aurait pas eu un instant de
liberté,seulement quelques pauses qu'il a consacrées à
boire et à manger, à dire oui ou non, à exercer sa liberté
dans l'animalité à laquelle il a été progressivement réduit,
lui qui rêve d'une vraie vie dans l'azur de la création,
dans sa recherche du bonheur.
Et,
juxtapose une autre cause que le travail ou si l'on préfère
une conséquence. Le milieu dans lequel on travaille.
Une
vie,
une existence réduite, ennuyeuse par la monotonie des tâches,
par la nécessité des échecs puisque le temps
a toujours le dernier mot.
Vie
crasseuse,
au contact des pauvres diables.
Vie
creuse,
sans moteur: vide de création de soi par soi, sans passion
amoureuse, sans envie même, comme si Astrov était un mort
vivant, vivant parce que conscient de sa misère. Oui,
une vie qui englue, qui ravit la liberté, et l'exile dans de
rares moments où s'exerce la spontanéité de la vie animale.
L'environnement,
est la cause d'une telle vie: partout des misérables, rien que
des pauvres diables et des toqués un peu bizarres, un peu fous,
qui ont le timbre fêlé.
Énormes
moustaches:
Astrov sait se remettre en cause et Tchékhov utilise une autre
forme de l'ironie qui consiste à dire le contraire de ce qui
est: en effet les énormes moustaches disent bien le contraire
de ce qui est, le signe de grandeur et de respectabilité jure
avec ce qu'il est devenu .Cela est suggéré, au spectateur de
voir...
S' il vient de le démontrer par son discours, son cerveau est
intact, le désir qui est le moteur de la création semble avoir
disparu de sa vie affective: incapable d'aimer, de s'emballer,
de sortir de soi, de réaliser un amour partagé ...incapable
d'avoir la moindre envie. et s'il aime Marina c'est en fonction
de ce qu'elle symbolise, un passé qui est mort.
"Tu
mangerais pas un petit quelque chose?"
En bonne nourrice, Marina lui propose une satisfaction pour le
consoler de tant d'insatisfactions: une nourriture du corps
puisque l'âme ne peut plus désirer sans voir se profiler la
mort, au bout, même de l'acte thérapeutique... |