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Elena: Minuit
passé de vingt minutes.
Pause.
La pause est chère à Tchékhov: le spectateur peut mesurer
l'ennui de ce temps qu'il faut bien tuer car la nuit semble
interminable à l'insomniaque: le maître Sérébriakhov, imposé
comme maître de par le mariage, donne des ordres à sa femme:
on notera la formulation rugueuse et le ton. Aucune formule du
genre "voudras-tu, auras l'amabilité de ..." ne précède
l'ordre. Ici le futur considère l'action comme devant être
accomplie: il n'y a aucun doute, aucune hésitation, aucun choix
pour Elena. "Je crois qu'on l'a" signifie que même si
on ne l'a pas, il faudra tout de même le chercher.
"Pardon?"
Elena a-t-elle mal compris ou s'étonne-t-elle du ton impératif
de l'injonction? Une autre traduction donne un "Hein?"
plus vulgaire qui résonne mal dans une aussi jolie bouche. Le
professeur reprend la formule en mettant , cette fois, en
premier "Tu me chercheras". Le "je
crois" deviens un, je me souviens. comme s'il ne
devait pas y avoir de réponse, cette fois-ci.
L'explication
tombe très simplement de la bouche de son épouse qui utilise
le principe de causalité: ne suffirait-il pas qu'il se repose?
Si Sérébriakhov
n'attache pas d'importance à cette explication il répond
cependant sur le même registre, en dépliant une autre cause et
un autre effet: l'angine de poitrine (en russe, une grenouille
sur la poitrine) a eu déjà pour cause antécédente la goutte.
Puis le
professeur revient à soi, à la considération de son état:
quelle peut-être la cause de cette suffocation qui l'étreint?
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Ici deux
remarques s'imposent: d'une part l'incohérence des propos du
professeur, qui, un peu plus haut vient de désigner les
rhumatismes comme cause de ses souffrances. Ici il s'attribue la
goutte, parce que cela va bien avec son exemple.
D'autre part nous saisissons sur quel plan le mari et sa femme
se comprennent: sur le plan du positivisme: ils ont la même
langue et les mêmes références et, ici s'appuient sur le même
principe de causalité.
Nous pouvons déjà conclure que pour ce qui est du bonheur
partagé, il ne suffit pas d'avoir la même langue et de se
comprendre.
En
vieillissant. De même, pour ce qui est de sa
souffrance morale, son mal d'être, il l'attribue à l'arrivée
progressive de la vieillesse qu'il supporte très mal car notre
professeur ressemble à un mouvement perpétuel, toujours prêt
à partir, toujours prêt à fuir. Mais il ne peut fuir le temps
ni la vieillesse. S'il se dégoûte lui même, comment ne dégoûterait-il
pas ceux qu'il voient?
Elena:
toujours sur le registre de la causalité, elle dévoile et révèle,
pour une fois, la motivation inconsciente du professeur: ne
veut-il pas faire porter le poids de sa vieillesse aux autres?
Toute sa conduite a pour but de faire comprendre que c'est la
faute des autres. Dans la mesure où il se dégoûte parce qu'il
se regarde, pourquoi n'est-ce pas aussi parce qu'il a rencontré
ce même dégoût dans le regard des autres ? Comme
oublierait-il qu'il est dégoûtant?
Remarquons que là encore, il a répondu sur le même registre
que celui de Elena.
Elena, en lui révélant la motivation inconsciente de ses récriminations
fait apparaître clairement ce qu'il ne pouvait dire tout haut,
ce qu'il ne pouvait que suggérer.
Il rétorque: "Je te dégoûte, c'est plus fort que
toi!", comme s'il avait libéré par sa parole sa
femme, le dégoût . manifesté par un mouvement qui permet de
faire voir au spectateur le sentiment indicible d'Elena: elle s'écarte
et, en s'asseyant plus loin, montre la puissance du sentiment
qui l'étreint et sa résolution de rester à l'écart.
Nous sommes ici à un tournant de la scène: rendu furieux par
ce que Elena lui a envoyé en pleine figure, le professeur va
tout faire pour qu'elle souffre: il va la torturer.
Avec beaucoup de sobriété, Tchékhov en dit peu pour suggérer
beaucoup: le seul couple légitime de la pièce est une figure
de l'enfer, l'enfer du mariage. Il est donc vain de rechercher
le bonheur partagé dans le couple qui ne peut que se déchirer.
Trois fois le professeur entend son épouse lui enjoindre de se
taire, d'abord sur le ton de la prière, puis sur le ton de
l'emportement causé par les jérémiades de son mari. Peut-être
qu'en lui révélant crûment ce qu'elle n'ose s'avouer à elle
même, ce qu'elle s'interdit de penser, peut-être effectivement
qu'il l'a torturée. La souffrance de Elena ne vient-elle pas de
ce refoulé auquel les paroles de Sérébriakhov la renvoient,
faisant porter le doute sur la belle âme, sur la vertu qui est
l'orgueil de Elena.
Sérébriakhov
a beau jeu de se présenter comme la victime, comme le bouc émissaire,
alors que, en réalité, c'est un tyran et un parasite. Le
sait-il? Tchékhov ne tranche pas et ne détermine jamais
l'inconscient, la profondeur de tous ses personnages. Quand les
acteurs lui posaient une question, il aimait répondre:
"Tout est écrit dans le texte."
En tout cas le professeur dit tout haut ce que chacun pense tout
bas: il projette le malheur sur tous ceux qui le rencontrent.
C'est de sa faute si ce malheur règne autour de lui: exaspération,
ennui et fuite de la jeunesse: il est juste pourtant de
remarquer qu'étant soumis aux mêmes maux que son entourage par
l'ordre du monde, par ce grand maître qu'est le temps, il ne
saurait être qu'un révélateur du malheur.
Mais il
reste à expliquer pourquoi, au premier mot qu'il dit, tout le
monde se sent malheureux. Le professeur attribue cela au dégoût,
au regard porté sur lui: lorsqu'un point de vue subjectif
devient universel, est partagé par tous, il semble qu'il
devienne objectif. L'explication est un peu facile.
A quoi tient l'impact qu'il a sur son entourage? C'est peut-être
l'impact des mots et des images. En révélant à son entourage
l'exaspération, l'ennui, la fuite du temps, leur destruction
progressive, il les renvoie à leur condition, à leur obscurité
d'êtres prisonniers.
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Il lui reste
pour avoir raison, à revendiquer ce que tout le monde lui
accorde bien volontiers: une vieillesse égoïste bien méritée.
Seuls le vent et la fenêtre, cette figure dérisoire de la
liberté, répondent à des propos qui n'étaient que du vent.
Elena ferme la fenêtre et du même mouvement enferme tout le
monde: elle cherche à l'apaiser. |