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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

La recherche du bonheur

Tchekhov 

Oncle Vania

Acte II - Au nom du principe de causalité (page 32 à 34)...

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= Elena: Minuit passé de vingt minutes.
Pause.
La pause est chère à Tchékhov: le spectateur peut mesurer l'ennui de ce temps qu'il faut bien tuer car la nuit semble interminable à l'insomniaque: le maître Sérébriakhov, imposé comme maître de par le mariage, donne des ordres à sa femme: on notera la formulation rugueuse et le ton. Aucune formule du genre "voudras-tu, auras l'amabilité de ..." ne précède l'ordre. Ici le futur considère l'action comme devant être accomplie: il n'y a aucun doute, aucune hésitation, aucun choix pour Elena. "Je crois qu'on l'a" signifie que même si on ne l'a pas, il faudra tout de même le chercher.

"Pardon?" Elena a-t-elle mal compris ou s'étonne-t-elle du ton impératif de l'injonction? Une autre traduction donne un "Hein?" plus vulgaire qui résonne mal dans une aussi jolie bouche. Le professeur reprend la formule en mettant , cette fois, en premier "Tu me chercheras". Le "je crois" deviens un, je me souviens. comme s'il ne devait pas y avoir de réponse, cette fois-ci.

L'explication tombe très simplement de la bouche de son épouse qui utilise le principe de causalité: ne suffirait-il pas qu'il se repose?

Si Sérébriakhov n'attache pas d'importance à cette explication il répond cependant sur le même registre, en dépliant une autre cause et un autre effet: l'angine de poitrine (en russe, une grenouille sur la poitrine) a eu déjà pour cause antécédente la goutte.

Puis le professeur revient à soi, à la considération de son état: quelle peut-être la cause de cette suffocation qui l'étreint?

= Ici deux remarques s'imposent: d'une part l'incohérence des propos du professeur, qui, un peu plus haut vient de désigner les rhumatismes comme cause de ses souffrances. Ici il s'attribue la goutte, parce que cela va bien avec son exemple.
D'autre part nous saisissons sur quel plan le mari et sa femme se comprennent: sur le plan du positivisme: ils ont la même langue et les mêmes références et, ici s'appuient sur le même principe de causalité. 
Nous pouvons déjà conclure que pour ce qui est du bonheur partagé, il ne suffit pas d'avoir la même langue et de se comprendre.

En vieillissant. De même, pour ce qui est de sa souffrance morale, son mal d'être, il l'attribue à l'arrivée progressive de la vieillesse qu'il supporte très mal car notre professeur ressemble à un mouvement perpétuel, toujours prêt à partir, toujours prêt à fuir. Mais il ne peut fuir le temps ni la vieillesse. S'il se dégoûte lui même, comment ne dégoûterait-il pas ceux qu'il voient?

Elena: toujours sur le registre de la causalité, elle dévoile et révèle, pour une fois, la motivation inconsciente du professeur: ne veut-il pas faire porter le poids de sa vieillesse aux autres? Toute sa conduite a pour but de faire comprendre que c'est la faute des autres. Dans la mesure où il se dégoûte parce qu'il se regarde, pourquoi n'est-ce pas aussi parce qu'il a rencontré ce même dégoût dans le regard des autres ? Comme oublierait-il qu'il est dégoûtant?
Remarquons que là encore, il a répondu sur le même registre que celui de Elena.
Elena, en lui révélant la motivation inconsciente de ses récriminations fait apparaître clairement ce qu'il ne pouvait dire tout haut, ce qu'il ne pouvait que suggérer.
Il rétorque: "Je te dégoûte, c'est plus fort que toi!", comme s'il avait libéré par sa parole sa femme, le dégoût . manifesté par un mouvement qui permet de faire voir au spectateur le sentiment indicible d'Elena: elle s'écarte et, en s'asseyant plus loin, montre la puissance du sentiment qui l'étreint et sa résolution de rester à l'écart. 
Nous sommes ici à un tournant de la scène: rendu furieux par ce que Elena lui a envoyé en pleine figure, le professeur va tout faire pour qu'elle souffre: il va la torturer.
Avec beaucoup de sobriété, Tchékhov en dit peu pour suggérer beaucoup: le seul couple légitime de la pièce est une figure de l'enfer, l'enfer du mariage. Il est donc vain de rechercher le bonheur partagé dans le couple qui ne peut que se déchirer.

Trois fois le professeur entend son épouse lui enjoindre de se taire, d'abord sur le ton de la prière, puis sur le ton de l'emportement causé par les jérémiades de son mari. Peut-être qu'en lui révélant crûment ce qu'elle n'ose s'avouer à elle même, ce qu'elle s'interdit de penser, peut-être effectivement qu'il l'a torturée. La souffrance de Elena ne vient-elle pas de ce refoulé auquel les paroles de Sérébriakhov la renvoient, faisant porter le doute sur la belle âme, sur la vertu qui est l'orgueil de Elena.

Sérébriakhov a beau jeu de se présenter comme la victime, comme le bouc émissaire, alors que, en réalité, c'est un tyran et un parasite. Le sait-il? Tchékhov ne tranche pas et ne détermine jamais l'inconscient, la profondeur de tous ses personnages. Quand les acteurs lui posaient une question, il aimait répondre: "Tout est écrit dans le texte."
En tout cas le professeur dit tout haut ce que chacun pense tout bas: il projette le malheur sur tous ceux qui le rencontrent. C'est de sa faute si ce malheur règne autour de lui: exaspération, ennui et fuite de la jeunesse: il est juste pourtant de remarquer qu'étant soumis aux mêmes maux que son entourage par l'ordre du monde, par ce grand maître qu'est le temps, il ne saurait être qu'un révélateur du malheur.

Mais il reste à expliquer pourquoi, au premier mot qu'il dit, tout le monde se sent malheureux. Le professeur attribue cela au dégoût, au regard porté sur lui: lorsqu'un point de vue subjectif devient universel, est partagé par tous, il semble qu'il devienne objectif. L'explication est un peu facile.
A quoi tient l'impact qu'il a sur son entourage? C'est peut-être l'impact des mots et des images. En révélant à son entourage l'exaspération, l'ennui, la fuite du temps, leur destruction progressive, il les renvoie à leur condition, à leur obscurité d'êtres prisonniers.

= Il lui reste pour avoir raison, à revendiquer ce que tout le monde lui accorde bien volontiers: une vieillesse égoïste bien méritée. Seuls le vent et la fenêtre, cette figure dérisoire de la liberté, répondent à des propos qui n'étaient que du vent. Elena ferme la fenêtre et du même mouvement enferme tout le monde: elle cherche à l'apaiser.