Le
hasard, le destin, nous a faits venir aux rivages
de lumière en tel lieu, dans telle famille. Certains s'en
plaignent: ils n'ont pas choisi leurs parents. Effectivement la
famille biologique nous a été imposée. Il ne tient qu'à nous
de nous libérer de cela: choisissons nos parents, parmi ceux
que nous admirerons: par ce choix et un loisir studieux il nous
sera permis de naître au rivage de la vérité et de la
justice, de la plus haute noblesse, celle de l'Esprit, en fréquentant
ces familles philosophiques, en choisissant parmi elles ces
parents que nous aurions aimés avoir. Platon, Aristote, Épicure
... peuvent ainsi devenir nos parents.
Comme notre père biologique, ils nous donneront leur noms, par
exemple, nous pourrons nous appeler stoïciens ... De grands
biens nous aurons en héritage; loin d'être semblables à l'avoir
qui empoisonne la vie des héritiers car ils doivent le
partager, ces biens s'accroissent de l'échange
et du partage et du nombre de ceux qui les partagent avec toi.
Traduction
de José Kany-Turpin dans l'édition GF. Flammarion n°12/44 (ce
texte (Traduction François Rousseau) se trouve dans l'édition
Arléa, celle qui a été choisie par les auteurs du programme
officiel, page 132 à 134.
XV.
1. Aucun d'eux ne te forcera, tous
t'apprendront à mourir. Aucun d'eux ne te fait perdre
tes années, chacun te donne les
siennes. Avec eux, jamais de conversation dangereuse,
d'amitié funeste, de déférence trop cher payée. Tu
retireras d'eux tout ce que tu voudras : il ne tiendra
qu'à toi de puiser largement, autant que tu pourras. 2.
Quelle félicité, quelle belle vieillesse attendent
celui qui s'est mis sous leur patronage ! Il aura des
amis avec qui délibérer sur les plus grandes comme sur
les plus petites choses, qu'il pourra consulter tous les
jours sur lui-même, de qui il entendra la vérité sans
outrage et la louange sans flatterie,
à la ressemblance desquels il pourra se façonner. 3.
Nous avons coutume de dire qu'il ne fut pas en notre
pouvoir de choisir nos parents, le hasard nous les avant
donnés ; mais il nous est permis de naître à notre gré.
Il y a des familles de nobles génies choisis
celle où tu veux être admis. Par adoption, tu ne
recevras pas seulement leur nom, mais leurs biens eux-mêmes
que tu n'auras pas à défendre en avare, de manière
abjecte : ils s'accroîtront d'autant plus que tu les
partageras avec plus de personnes. 4. Ces
génies t'ouvriront le chemin de l'éternité.
Ils t'élèveront à une place d'où personne
n'est précipité : voilà le seul moyen de
prolonger la condition mortelle, bien plus, de la
convertir en immortalité. Les honneurs, les monuments,
tout ce que l'ambition a commandé par ses décrets ou
construit par ses efforts, s'écroule bien vite. Il
n'est rien que le vieillissement ne démolisse ou n'ébranle.
Mais il ne peut rien contre ce que la sagesse a consacré
: aucun âge ne l'abolira, aucun âge ne l'affaiblira.
L'une après l'autre, les générations sans cesse
apporteront un tribut à son culte, car, si l'envie
porte sur ce qui est proche, nous admirons sans réserve
ce qui est placé au loin. 5. La vie du
sage s'ouvre donc largement : il n'a pas pour clôture
la même borne que les autres. Seul, il est affranchi
des lois du genre humain, tous les siècles lui sont
soumis comme à Dieu. Le temps, est-il passé ? Il s'en
saisit par le souvenir. Présent ? Il en fait usage. A
venir ? Il l'anticipe. La réunion de tous les temps en
un seul lui fait une longue vie.
Sénèque,
De la brièveté de la vie, chapitre XV
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XV
-4.
Chemin
de l'éternité : éternité de la sagesse, de la pensée
qui ne disparaît pas et irrigue la tradition.
Personne n'est précipité : celui qui a
atteint un sommet ne peut que redescendre, et la chute du haut
de la roche n'est pas loin de la gloire. Il ne s'agit pas de
prolonger la condition mortelle mais de la dépasser dans une
production spirituelle: la pensée des grands maîtres de la
sagesse se perpétue et ne meurt pas. En se joignant à leur
coeur, on participe à leur immortalité. Alors que toutes les
autres aventures humaines s'effondrent inexorablement, le temps
et la vieillesse ne peuvent rien contre la sagesse.
XV
-5.
Il
s'agit donc de corriger le rapport de l'homme à la temporalité
et de lui permettre d'échapper, autant que faire se peut, aux
lois du devenir qui le ligotent.
Le passé n'est plus le tombeau de ce qui est perdu, la source
des regrets et des remords, mais il est, pour ainsi dire,
convoqué pour éclairer et épaissir le maintenant en l'auréolant
de la joie qui accompagne toute compréhension et toute création.
Le présent n'est plus ce qui disparaît et fuit sans
cesse, une figure du plaisir et de la mort, c'est le lieu de la
liberté, du bonheur car il dépend de nous.
L'avenir n'est plus source de crainte ou d'angoisse parce qu'il
est anticipé dans et par le présent, ce qui l'illumine de
l'espérance ... Le présent du futur.
Ainsi toutes les ekstases du temps sont réunies par l'existence
que la pensée enrichit: elles ne font plus qu'un pour le sage
qui échappe alors à la condition humaine et se met en marche
vers la liberté.
Si le sage ne manque jamais de temps c'est qu'il le met à
profit et transforme le maintenant qui dure en espace de liberté
en s'appuyant sur les anciens et en réalisant un avenir
lumineux. |