Première
objection "La vertu suffirait à vivre
heureux?"
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Si la vertu suffisait à assurer une vie heureuse, cela se
saurait ! Notez le conditionnel "suffirait" qui marque
le doute et l'ahurissement comme si toute réalité vécue ne démentait
pas sans cesse l'affirmation. Peut-on imaginer Job heureux sur
son tas de fumier? "Suffire", en effet, c'est n'avoir
besoin de rien, avoir tout pour assurer la vie heureuse, n'avoir
besoin de rien d'autre que de soi. Si bien que le simple
exercice de la vertu reviendrait à poser la vie heureuse d'une
existence indépendamment de la bonne heure, de la Fortune.
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La réponse de Sénèque ne manque pas de rigueur argumentative.
Il accorde tout à la théorie (vertu = vie heureuse) et
justifie pourtant le recours à la fortune. Comment cela?
"Si" (= puisqu'il en est ainsi, si on
admet que= c'est le début d'un raisonnement hypothético-déductif);
donc, à la condition que la vertu soit elle même c'est à dire
parfaite et divine, alors elle suffira à
produire la vie heureuse. Mais, ce ne peut être le cas pour un
être en marche vers elle qui aspire à la vertu comme liberté,
qui ne l'a pas atteinte, qui reste à distance. Par là Sénèque
dont nous connaissons l'art de la transition ouvre la voie au
"mais" qui lui permet d'échapper à
la contradiction dans laquelle les chiens envieux
cherchent à l'enfermer: "Sénèque, vous prônez la vertu
comme suffisante et votre vie n'est pas en accord avec votre
pensée!".
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Pas encore en accord répond Sénèque car, étant sur
la voie de la sagesse, n'étant pas encore sage, ce que la
marche vers la sagesse nous donne n'est pas la liberté de la
vertu mais un air de liberté qui ne suffit pas: comment une
ombre ou une image pourrait-elle nous donner la réalité de la
fécondité du modèle représenté?
Et
ce que le modèle apporte effectivement aux êtres
divins qui, dans la perfection, possèdent en eux la vertu et le
bonheur, n'est pas encore pour les pèlerins de la vie humaine.
Ainsi, il n'est pas contradictoire d'affirmer que la vertu
parfaite suffit et ... que pour celui qui ne la possède pas
elle ne saurait apporter la vie heureuse qu'elle apporte.
La vertu parfaite implique non seulement que l'on ne manque de
rien (absence de désir et de passion) mais encore que l'on s'en
tient aux biens spirituels intérieurs que l'on porte en soi
sans besoin d'aucun bien extérieur ce qui ne
peut être que le lot d'un être bienheureux et immortel, une
divinité.
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Tendre à: c'est ne pas posséder, au sens de ne pas
avoir atteint, et de se diriger vers.
En attendant d'avoir atteint la vertu, d'être délié après la
mort, comme par une récompense, du désir et du besoin, de
l'emprise des passions et des besoins qui semblent concourir à
l'aliénation de l'homme, force est de tenir compte des
conditions dans lesquelles s'effectue la campagne
militaire pour la vertu et contre le mal:
"affaires humaines" lourdes des vices, des cris et des
chuchotements, de la violence et de l'hypocrisie, sont le milieu
dans lequel baignent les choses humaines. Celui qui ne
s'appuierait pas sur la fortune et de la saisirait pas dans ses
bonnes heures, disparaîtrait à la première tempête.
Deuxième
objection "Quelle différence cela fait-il?"
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Quelle différence alors entre celui qui est sur la voie de la
sagesse et ceux qui l'entourent comme les vagues d'une mer déchaînée?
Ne sont-ils pas tous des enchaînés?
Certes oui, mais l'un a commencé à se libérer, les autres ne
savent même pas ce qu'est la liberté! Le premier, parce qu'il
sait qu'il n'est pas encore un sage sait ce dont il manque et
respire un air de liberté : ses chaînes sont de moins en moins
pesantes. |