Il
faut entendre par amour la reprise du désir par une volonté.
Si l'individu s'investit totalement dans la recherche c'est
qu'il relie amour et bonheur: le bonheur pour un être de désir,
traversé par le désir, ne peut être qu'un bonheur partagé
avec autrui, le bonheur de désirer et d'être désiré.
Mais si le bonheur ne peut se concevoir sans l'expansion d'une
liberté comment exercer cette liberté en même temps que la
liberté d'autrui? D'autant plus qu'ici la dualité peut
toujours être rompue parce qu'elle est externe et qu'une séparation
peut toujours se produire. En voulant le bonheur d'autrui, on
veut sa liberté et par là on laisse la possibilité d'une
rupture.
Or il n'y a pas de bonheur durable dans une solitude choisie et
encore moins dans une solitude imposée.
L'amour
peut n'être qu'une figure de la poursuite de l'avoir, la
recherche du bonheur peut être la recherche de l'or. On se
regarde, dans le couple, pour se fixer mutuellement: à trop se
regarder, on finit par confondre le sujet et l'objet, l'amour et
la passion au risque d'être écorché quand se révèle la
liberté de l'autre, si différent de ce qu'on avait cru
dans le premier étonnement du coup de foudre.
Il semble alors que la recherche du bonheur, d'un bonheur partagé,
implique que l'on soit deux, différents, et que l'on regarde
dans la même direction. A cette condition l'amour peut réunir
dans un projet commun sans porter en lui le germe de l'aliénation,
sans que l'un ou l'autre ne doive se sacrifier en renonçant à
sa liberté. Il s'agit de trouver une médiation, celle d'un
projet et non pas un compromis mou où aucun ne se retrouve. Que
serait en effet un amour entre deux personnes, fins en soi, pour
qui la recherche du bonheur ne peut être être
qu'expansion de la liberté, dans l'enfer des compromis?
Chez
Le Clezio la recherche du bonheur n'est possible que si
l'erreur première (chercher un trésor) est rectifiée: c'est
dire que l'amour exige une purification, purification voulue par
Ouma. La recherche de la possession porte en elle le germe d'un
attentat à l'existence de l'autre, un autruicide.
"Autrefois je ne savais pas ce que je cherchais, qui je
cherchais. J'étais alors pris dans un leurre. Aujourd'hui je
suis libéré d'un poids. Je peux vivre libre, respirer."
(page 336)
Avec
les personnages de Tchékhov, on ne dépasse pas le
stade du simple désir, désir réduit au plaisir passager
(Astrov), ou pénétré de l'illusion qui confond le bonheur et
l'avoir: "Est-ce que je peux vous regarder autrement?"
dit Vania (Oncle Vania, page 30). Autrement que par un
regard habité par le démon de la destruction qui transforme le
sujet en objet et qui croit qu'en le possédant il possèdera le
bonheur.
Pour
Sénèque on ne doit chercher que ce qui ne peut être
donné: le plaisir comme satisfaction d'un besoin et
certainement pas le tourment des opinions qui est passion. En
effet, demander au plaisir plus qu'il ne peut donner c'est
chercher le malheur, c'est lui demander l'impossible: le plaisir
étant déraisonnable, il ne saurait donc donner le bonheur.
Dans l'amour passion, de plus, on perd la vertu et le bonheur,
on reçoit en échange ce qui est toujours en mouvement, ce qui
échappe sans cesse. La recherche du bonheur se perd alors dans
l'opinion, dans le leurre. Reste que, l'opinion dépendant de
nous, il nous appartient de lui échapper et de ne plus chercher
le bonheur dans la passion .
Oui,
l'amour au risque de se perdre, c'est à dire de réduire
l'objet à un vide, à l'absence du sujet que l'on poursuit en
lui demandant une reconnaissance qu'il ne pourra plus donner
parce qu'il est nié, en le réduisant à un creux, à un rien
qui ne mérite pas qu'on s'y attarde. Lorsque Elena, dans un
sursaut, dans une révolte, fait sauter les opinions, les
fantasmes qui la recouvrent pour ainsi dire, on peut se demander
si elle se dévoile ou si elle se fait disparaître comme
inconsistante. (Oncle Vania, page 29). Un vide accompagné d'un
professeur qui se contente de transvaser du vide dans du vide,
"qui fait rien que remuer du vent." (Oncle
Vania, page 17).
La recherche du bonheur dans et par l'amour se perd donc dans le
leurre de la passion ou dans le vide de liberté, puisqu'on a
transformé le sujet en objet.
Serait-ce que le vent suffirait aux êtres épris de liberté? (Le
chercheur d'or, page 216).
Mais si la nature suffit aux cervelles d'oiseaux, elle ne
saurait suffire à l'homme qui porte en lui l'infini: pour lui
fuir l'infini c'est se mettre en enfer |