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Nous
appelons souvent recherche du bonheur ce qui
n'est que la fuite de nous même ou de notre condition, ce qui a
pour effet de nous enfermer dans le désespoir de celui qui
essaie d'échapper à lui-même alors qu'il s'accompagne
partout où il va, avec, pour accroître notre malheur,
l'imagination d'une sorte d'anti-monde idéal où nous posons
"simplement" le contraire de ce qui nous fait
souffrir. Par exemple, Baudelaire y dépose pieusement la fidélité,
la fusion amoureuse, le luxe, la volupté qui ne seraient pas
suivie de tristesse; grâce à des miroirs profonds aucune différence
pour le heurter. C'est la meilleur manière de se rendre
encore plus malheureux puisqu'un contraire éclaire l'autre,
l'espoir du ciel pouvant désespérer le présent vécu!
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Une
telle recherche du bonheur qui se contente d'un effort pour échapper
au malheur implique en réalité une alternative et l'absence
d'un troisième terme: ou bien le malheur, ou bien le
bonheur: faisons disparaître le malheur, le bonheur
apparaîtra.
Un
troisième terme suffit pour que tout s'écroule en faisant
disparaître l'alternative:
j'ai tout et je m'ennuie ... (=> Huxley, Le
meilleur des mondes). En ce sens, on a pu aller jusqu'à
dire qu'on devait s'ennuyer au paradis avec des gens ennuyeux
parce que, ennuyés.
Voilà pourquoi les personnages de Tchékhov -qui ne meurent pas
de faim...- sont étouffés, désespérés. Le "Nous
nous reposerons" qui termine la pièce dans l'enfer du
retour à l'ordre du monde, au tricot que l'on fait la nuit pour
qu'il soit défait le matin, peut très bien signifier la paix
des cimetières, le repos éternel de la mort, le triomphe de la
destruction sur la création (après tout, on crève de froid en
Russie, on crève de chaleur en Afrique, cet ordre du monde est
un désordre qui ronge la possibilité même d'entrer en
relation).
En fuyant le malheur, on ne découvre pas ce qu'est le bonheur:
bien plus, on éprouve la tentation du repliement sur soi et du
refus de l'amour.
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On
ne sait même pas ce que serait l'absence du malheur. Car
l'absence du malheur extérieur n'est que provisoire et
l'absence du malheur dû à l'intériorité ne peut se vivre:
toute existence relève en effet, d'abord, de l'ici et du
maintenant, de l'espace et du temps ce qui l'empêche, en dépit
des beaux discours de se couper de l'ordre du monde. Les grecs
disaient: supporte et tais-toi, ce qui ne ressemble pas au
bonheur mais plutôt à la résignation. Mais la résignation
n'est-elle pas la marque de la continuité du malheur?
Étant
désir, la subjectivité existentielle ne peut se couper
d'autrui et de ses caprices, ce qui faisait tellement souffrir
Baudelaire. Si elle peut résister à l'action exigée par tel
ou tel désir, par exemple de prendre de force ce qu'on ne veut
pas lui donner, elle ne peut pas faire que le désir ne l'habite
pas, et que le sacrifice qu'exige la maîtrise de soi, la liberté,
ne lui coûte pas. N'étant pas maître de son désir (il
jaillit sans qu'on l'ait voulu) ni du désir d'autrui, comment
la subjectivité pourrait-elle échapper aux ennuis et à la
menace des ennuis chaque fois qu'elle tient un objet fini de son
désir alors que son désir est habité par l'infini? |