"Mais,
tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces
flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète
d'un rêve né de la vue d'un visage ou d'un corps que
Swann avait, spontanément, sans s'y efforcer, trouvés
charmants, en revanche, quand un jour au théâtre
il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis
d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une femme
ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à
quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile
qu'elle n'était en réalité afin de paraître lui-même
avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant
connaître, elle était apparue à Swann non pas certes
sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était
indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui
causait même une sorte de répulsion physique, de ces
femmes comme tout le monde a les siennes, différentes
pour chacun, et qui sont l'opposé du type que nos sens réclament."
Proust,
Un amour de Swann, Pléiade, I. page 197 |
=>
Le souci constant de Proust est la démonstration: il s'agit de
la ramasser dans une longue phrase pour que le lecteur adhère
à la thèse soutenue par une intuition rationnelle, en suivant
une déduction toujours contrôlée par l'intuition.
Mais Proust le sait bien, un exemple ne démontre rien et, démontrer
le pouvoir de l'imaginaire dans la passion née d'un coup de
foudre, par un exemple est chose facile. Pourtant parce qu'il y
a de l'extériorité par rapport à la singularité de l'exemple
on n'a montré le pouvoir de l'imaginaire que dans un cas
particulier. Un regard critique peut donc toujours causer des
dommages à la thèse simplement soutenue par un exemple unique.
C'est pour cela que Proust prend les deux extrémités d'une série:
s'il a démontré le pouvoir de l'imaginaire dans les deux extrêmes
de la série on considèrera que la démonstration est valable
pour tous les états intermédiaires entre les deux extrêmes de
la série: dès lors la thèse sur le pouvoir de l'imagination
ne peut être réfuté puisque ce pouvoir est partout, au point
qu'il fait oublier la réalité.
En
prenant les deux termes extrêmes de la série (image d'un corps
plaisant et image d'un corps qui exprime de la répulsion) on évite
d'abord l'objection qui consiste à soutenir que le pouvoir de
l'imaginaire ne s'exerce que dans le coup de foudre, lorsque
l'image d'une corps charme et donc que ce pouvoir est limité
dans l'exacte mesure où il est pour ainsi dire articulé sur la
réalité d'un corps. L'emballement du désir lorsque l'image du
corps d'autrui plaît ne signifie pas un emballement imaginaire
de part en part, sans rapport avec la réalité: en fait il n'y
a pas remplacement d'une réalité par une autre et l'imaginaire
pour imaginaire qu'il soit, a quelque lien avec le charme réel.
C'est
le même Swann qui va basculer des conquêtes multiples, des
amourettes nées de la perception d'un corps charmant, à la
conquête unique d'une personne dont l'image du corps qui
produisait une première répulsion, est complètement oubliée
par l'effet de l'imaginaire.
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Si le pouvoir de l'imaginaire a pour effet de faire oublier une
répulsion première au point que l'image du corps
"absorbera" comme un vampire toutes les rêveries de
Swann, à plus forte raison ce sera le cas si l'image d'un corps
charmant suscite le rêve et transforme le visionnaire en conquérant.
Que
l'aventure amoureuse puisse avoir pour point de départ la
vision d'une image qui inspire de la répulsion, cela démontre
le pouvoir absolu de l'imaginaire qui fait oublier cette répulsion
et "irréalise" pour l'amoureux les imperfections mêmes
de l'objet qu'il poursuivra sans trop savoir pourquoi.
=>
Liaison a pour corrélatif
la durée, un certain sérieux, l'engagement dans une relation
suivie, alors que flirt désigne ce qui n'est
qu'un moment, ce qui ne va pas jusqu'à la consommation, ce qui
reste à la surface, ce qu'on multiplie et qui donne l'illusion
de la liberté, ce qui ne relève pas de sentiments profonds et
pour tout dire ce qui n'attache pas.
Réalisation:
c'est un effort pour que la réalité soit informée par l'irréel.
D'où l'expression "plus ou moins complète" : s'il y
a des degrés de réalisation c'est que la réalisation parfaite
du rêve n'est jamais parfaite.
Spontanément signifie ici: immédiatement.
Charmant:
provoquant une sympathie, une attirance, un mouvement vers le
corps charmant parce qu'il semble déjà se donner dans la grâce.
Ce qui est charmant l'est d'autant plus qu'il laisse coexister
une impression de liberté. Le charme attire en donnant
confiance.
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Un jour marque la surprise, à l'instant où
Odette lui apparaît. Tout semble réuni pour un coup de foudre.
Il a entendu parler d'elle comme une personne désirable, il la
voit brusquement comme une apparition mais au lieu de
l'attirance Swann éprouve une sorte de répulsion. Si
l'imaginaire n'exerçait pas son pouvoir il fuirait, il s'écarterait.
Parlé
d'elle. Remarquons que les propos de l'ami ne
correspondent pas à la réalité décrite et la remplacent, tel
est le pouvoir de l'imaginaire. Il fait tout pour préparer le désir
du conquérant et donc l'exercice du pouvoir de l'imaginaire. La
présentation imaginaire prépare bien le terrain pour le
triomphe de l'imaginaire qui fera oublier la réalité.
Répulsion
physique comme si l'image du corps d'Odette provoquait
l'ébauche d'une fuite et certainement pas un attrait: une répulsion
physique s'exerce entre deux corps pour les écarter l'un de
l'autre.
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Après avoir démontré le pouvoir de
l'imaginaire pour déterminer la manière dont la conscience
aborde le monde, Proust n'a plus qu'à illustrer cela, à
montrer le pouvoir en action qui provoque la capture de
l'attention et installe au foyer de l'attention une seule image
imaginaire en face de laquelle toutes les autres images des
corps de femmes vont perdre, un temps toute valeur. L'imaginaire
a opéré la fixation de la conscience sur autre chose que sur
la réalité: il appartient au pouvoir de l'imaginaire de
remplacer l'image perçue, d'enfermer le rêveur dans un monde
clos dans lequel la vie mondaine qu'il méprisait va être réintégrée
pour peu qu'elle lui permette de retrouver Odette, de faire de
l'amour un long oubli de l'image première
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Le
pouvoir de l imaginaire chez Proust:(Un
amour de Swann, Pléiades, Tome I, 199.) Etude de texte page
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