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Un monde imaginaire (Proust) I. page 188 (Pléiade) -
"Pour
faire partie du «petit noyau», du «petit groupe»,
du «petit clan» des Verdurin, une condition était
suffisante mais elle était nécessaire: il fallait
adhérer tacitement à un Credo dont un des articles
était que le jeune pianiste, protégé par Mme
Verdurin cette année-là et dont elle disait: «Ça
ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner
comme ça!», «enfonçait» à la fois Planté et
Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de
diagnostic que Potain. Toute «nouvelle recrue» à
qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les
soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaient
ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement
exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles
que les hommes à déposer toute curiosité mondaine
et l'envie de se renseigner par soi-même sur l'agrément
des autres salons, et les Verdurin sentant d'autre
part que cet esprit d'examen et ce démon de frivolité
pouvait par contagion devenir fatal à l'orthodoxie de
la petite église, ils avaient été amenés à
rejeter successivement tous les «fidèles» du sexe féminin."
Proust.
Un Amour de Swann, I. page 188 (Pléiade)
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Prêtons
attention maintenant à la métaphore religieuse filée par
Proust:
Credo => adhérer => articles (de foi) =>
exclure => démon => orthodoxie => église => fidèles.
On voit comment l'institution se structure par un
symbolisme partagé qui règle la vision des fidèles et ce
qu'ils doivent faire, ce qu'ils risquent s'ils ne le font pas.
Les autres salons doivent ' c'est un devoir)
être qualifiés d'ennuyeux, ce qui revient à faire du salon
Verdurin un absolu et par là, le protéger de toute comparaison
avec les autres salons.
=>
Mesurons l'irréalité de cet imaginaire qui frise la
caricature. L'expérimentation permet alors de comprendre le
pouvoir de l'imaginaire comme pouvoir d'enfermer les membres de
l'institution dans un réseau d'irréalités.
Ainsi dès le début de "Un amour de Swann", Proust
met en évidence ce pouvoir de faire oublier la
réalité, la réalité des autres salons, et de faire de
l'imaginaire des articles d'un Credo. Credo signifie en effet:
je crois; et il désigne l'acte de foi qui consiste à confondre
l'irréalité avec des principes évidents qui ne seront pas
remis en question. On va fonder son opinion, rendre conforme son
discours sur des articles imaginaires qui feront oublier la réalité
et avec elle la pensée.
Le premier
article de ce salon nous laisse deviner le néant que l'on
essaie de faire briller. En affirmant la réalité de ce qui est
irréel on fait bien exister quelque chose mais seulement dans
l'imagination des fidèles qui ne voient même plus l'absurdité
des articles:
deux des membres sont déclarés exceptionnels, dépassant
largement les meilleurs dans leur spécialité. Le jeune
pianiste "enfonce" les plus grands interprètes de l'époque.
Mais c'est uniquement parce que l'imaginaire de madame Verdurin
est tel, cette année là ... ce qui introduit le temps
destructeur. Le docteur Cottard, par son diagnostic,
l'emporterait de beaucoup, selon l'imaginaire de madame Verdurin,
sur un des plus éminents maîtres en médecine, Potain.
Nous ne devons pas
nous étonner si le jugement porté sur les autres salons d'un
endroit si fragile, les disqualifie définitivement.
=>
Ce pouvoir de l'imaginaire qui crée un monde comme un démiurge
(= dieu organisateur de l'univers) , un monde d'illusion, a
pourtant son talon d'Achille: un examen ou une comparaison qui
sert d'exemple, se transmet, propage par contagion la pensée,
peut faire éclater le groupe en faisant apparaître l'irréalité
qui le fonde.
C'est donc la curiosité, la recherche de la vérité, l'esprit
d'examen, l'envie de faire sa propre enquête par soi même, indépendamment
des tuteurs et des articles de foi, qui pourrait réduire le
pouvoir de l'imaginaire, l'aliénation du groupe pour peu que
l'esprit s'en mêle. Pour éviter ce genre d'infidélité
ruineuse pour la petite église, la solution la plus simplette
c'est d'expulser l'élément qui représente une menace contre
les articles de foi du Credo.
=>
Ainsi tout regard objectif porté sur l'imaginaire du
groupe le pulvériserait et le tournerait en ridicule. Avec
Marcel Proust on n'est jamais loin du rire. Le narrateur, comme
Swann n'entre pas dans le jeu du salon et reste à l'extérieur,
ce qui leur permet de juger. Finalement Proust a cette distance
ce qui lui permet d'user de l'humour ou de l'ironie. Si l'ironie
se retrouve partout dans la recherche c'est que, justement,
l'ironie vise à dire le contraire de ce qui est, en sachant
qu'on le dit, en échappant à l'illusion de considérer
l'imaginaire avec respect. Comment nier que l'ironie soit
l'instrument le plus adapté à faire éclater l'irréalité des
discours imaginaires et de son pouvoir?
Ainsi, en disant à un paresseux: "tu es un gros
travailleur", le professeur ironise en maniant l'imaginaire
avec la conscience que c'est de l'imaginaire. L'ironie s'impose
de soi même. Elle peut être fatale à l'orthodoxie si la maïeutique
que Proust admirait tant s'exerce: c'est toi que le diras que
l'imaginaire n'existe que dans l'imagination.
=>
En ce sens toute la recherche serait un regard objectif
porté sur les processus d'irréalisation et d'aliénation. Le
narrateur, le lecteur, peut ainsi se soigner.
Vers
le texte:
Demonstration
en deux longues phrases
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