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« Puissances de l'imagination »

(voie d'accès choisie: le pouvoir de l'imaginaire - Perspectives par Joseph Llapasset)

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Cervantès, Don Quichotte (début) 

Sur le chapitre premier. Quand la vraie vie est ailleurs.

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=> Le chapitre premier est comparable à une scène d'introduction qui doit intéresser, donner des informations, annoncer l'action: on peut donc l'étudier selon son intérêt littéraire, l'art du romancier, son intérêt psychologique et son intérêt dramatique (drama = action). Bien entendu la lecture d'un prépas doit être particulièrement attentive à l'intérêt psychologique, puisque Cervantès va produire une psychologie de l'illusion et que le thème de l'année est, on le sait, puissances de l'imagination.

=> D'emblée Cervantès campe un personnage avec réalisme, par des notations bien ajustées à la réalité, à ce qui peut être perçu et donc sans faire appel à l'imagination: le lieu est un village et ce que possède le personnage est présenté avec réalisme, sans aucun fard qui prêterait à rêver: la simplicité frugale de sa table, ses deux habits, un pour la fête, un autre pour le quotidien; tout cela absorbe son revenu ce qui exclut la fantaisie ou l'éclat du paraître.

=> Celui qui s'appellera Don Quichotte est d'abord présenté dans la vérité de sa condition, en un village quelconque dont il n'y a rien à dire au point qu'on peut omettre de dire son nom sans grande perte pour l'imagination et le récit; un gentilhomme pauvre: la lance est au râtelier, ne sert donc plus à la guerre ou à la parade guerrière; le bouclier est démodé, la femelle du lièvre bonne à courir avec le chasseur, et un mauvais cheval aux flans creusés par la maigreur due à une nourriture rare et frugale.

Simplicité, pauvreté mais aussi vérité de celui qui ne cherche pas encore à paraître.

=> Trois lignes pour l'entourage proche.
Une gouvernante qui, en perdant la grâce de la jeunesse, ne suscite pas le désir, une nièce jeune, et un valet bon à tout. Pas de quoi porter au rêve ou à la passion. 
Pourtant le personnage intéresse ce qui nous laisse à prévoir qu'il pourrait bien s'évader, échapper au donné décevant qui l'entoure, fuir ce qu'il perçoit en exerçant sa liberté, en plongeant dans l'irréel vers des satisfactions toujours nouvelles, vers une nouvelle vie; on pressent qu'il est prêt ou qu'il se prépare à abandonner le cours ordinaire de sa vie trop bien rythmée; prêt à se dégager de la réalité.

Ce qui nous oriente vers l'imaginaire et qui nous laisse deviner que le personnage étouffe un peu, c'est la "constitution robuste" et cette activité matinale: ne peut-on pas tout attendre d'un être robuste qui se lève tôt car il est fort et résistant sur le plan physique comme sur le plan moral?
Notez la progression ascendante, corps => visage => énergie morale, et dans les trois cas remarquez que la personnalité, la liberté, la volonté sont suggérées par les qualificatifs: secs, maigre, matinal, grand.

=> En bref, un personnage peu banal, englué dans l'ennui d'une quotidienneté rythmée par le retour d'un même temps fort, la fête probablement religieuse ou par la chasse qui, -que Don Quichotte en soit conscient ou pas- est une figure de la fuite, de la conquête, de la gloire.
En acte, il n'y a pas grand chose, mais en puissance, nous imaginons des capacités qui ne demandent qu'à se réaliser grâce la volonté morale qui laisse présager les grandes aventures.

=> Cervantès fait alors une pose pour s'interroger sur le nom de son personnage, pour s'attarder, pour nous dire en fin de compte que cela importe peu. Cette pause, n'est-ce pas l'art du conteur qui la ménage? Il sait faire attendre, il laisse un silence tout en écrivant pour que le lecteur puisse laisser retentir le début, attendre: c'est à dire faire attention à ce qui va suivre en s'interrogeant sur ce qui peut bien arriver dans ce monde d'habitudes. Or, marquera une rupture, mais on comprendra l'intérêt de Don quichotte pour la lecture des romans de chevalerie.
Dans Le Chercheur d'or, Le Clézio ne nous dit-il pas: "Quand la vraie vie n'existe pas, on rêve de la liberté."
Qu'est-ce qui peut bien arriver dans cette vie fermée sur elle, dans le retour à intervalles réguliers de la fête ou de la chasse qui  désespère cette vie , sinon la prise de conscience de ce que la vraie vie est ailleurs, sinon une explosion comme expansion de la liberté, cette liberté que nous devons à l'imaginaire qui nous permet de nous arracher aux perceptions décevantes. Si la vraie vie est ailleurs, c'est que nous l'imaginons ailleurs et cet ailleurs pour Cervantès et son héros sera la lecture, la lecture des romans de chevalerie et au cours de L'Odyssée, la lecture de la réalité par l'imagination tout au long du périple de Don Quichotte.
Nous voilà prêt à admettre que le personnage passe la plupart de son temps à plonger dans les rêveries de roman de chevaleries, au point qu'il sera assez fou pour croire qu'un voyage permet de goûter "dans une réalité le charme d'un songe." Proust, Du côté de chez Swann, I, 13 et suivante.

Vers: Don Quichotte ... Sur le chapitre premier ...Page 2 . S'absenter, abandonner le cours ordinaire des choses