=> Cervantès
s'adresse au lecteur pour présenter son livre non pas comme on
présente un de ses enfants devant lequel il serait aveugle au
point de confondre les défauts avec les qualités, de remplacer
ce qui est par de l'imaginaire, mais comme l'auteur d'un récit,
capable de prendre de la distance, d'être lucide, et capable
d'admettre les critiques; (comment un livre critique qui veut démolir
l'imaginaire des romans de chevaleries, pourrait-il ne pas
accepter la critique et chercher à tromper le lecteur?).
Il
ne s'agit donc pas de la génération naturelle dans laquelle
l'auteur se serait investi en fonction d'un désir au point d'en
faire une occasion d'exister dans l'imaginaire de l'autre et par
contrecoup dans le délire romantique de son propre imaginaire,
mais d'une oeuvre qui prend pour ainsi dire la liberté d'aller
jusqu'à, éventuellement, déplaire au lecteur et .... même à
l'auteur. Cela entraîne l'exclusion de l'esprit d'imitation et
de l'orgueil, cela ouvre la porte à l'humilité qui est vérité.
Si, dans l'amour paternel d'un père pour son enfant, l'imagination
au service du désir a le pouvoir de transformer
imaginairement la réalité en fonction du désir au point
d'offusquer la perception et le jugement (les sottises de
l'enfant sont des marques de jugement!), ce n'est pas le cas
dans l'affection raisonnée qu'un beau-père peut porter à un
enfant: dégagé du désir qu'a le père de paraître dans
l'imaginaire des autres par ce qu'il a engendré, le parâtre
admet plus facilement les défauts d'un enfant qui n'est pas
issu de lui; il trouve même sa gloire dans cette acceptation
des limites de son oeuvre n'imaginant pas que l'enfant soit pour
lui autre chose que l'occasion d'exercer une affection gratuite.
Il ne recherche pas que les "qualités" de l'enfant
refluent sur lui même pour l'auréoler.
A
l'aveuglement du père pour son enfant s'oppose donc la
simplicité et l'humilité du parâtre (= deuxième époux de la
mère) qui porte sur l'oeuvre le même regard qu'il porte secrètement
sur lui même, sur ce qu'il est: parce que le semblable produit
le semblable, la production ne saurait combler le désir et
l'imagination qui ne cesse d'étendre la mesure du possible.
Quelle
folie, aux yeux de Cervantès que de vouloir jouir de
l'impossible!
=> Cervantès
se présente comme celui qui est dépouillé, qui a connu la
pauvreté du prisonnier qu'il a été de 1575 à 1580 et en 1597
et 1598. Réduit à lui même, "sec, rabougri,
fantasque" il peut dire que Don Quichotte lui est
semblable: "plein d'étranges pensées que nul autre
n'avait eu avant lui." (Tome 1, p. 37). Remarquons que
l'étrangeté de Don Quichotte en fait d'une certaine manière
un original, pourquoi pas un marginal qui appelle la société
à plus de bonté? La fin de la phrase nous renseigne bien sur
cette considération de soi,de sa propre valeur qu'il n'emprunte
pas aux autres, la conscience de sa dignité et de la dignité
de Don Quichotte qui habite Cervantès. Les qualificatifs nous
renseignent en effet sur le physique et sur le moral de Don
Quichotte, tel qu'en lui même, réduit à ce qu'il est, à son
être, par le regard de Cervantès comme par le regard d'un
mystique, dépouillé par la nuit des prisons, soucieux de
mettre toujours la réalité à l'abri des feux d'artifices
imaginaires.
Si
Cervantès est conscient de cette nudité, Don Quichotte ne
l'est pas et son illusion consiste à vouloir parer cette nudité
de ce qui n'est pas. Le récit , celui du passage de l'illusion
à la désillusion, est conduit pat l'auteur, avec le constant
souci de dénoncer le médiateur, Amadis en particulier.
Vers
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etrange
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