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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

Pouvoir et liberté

Une approche de la théorie politique de Hannah Arendt

par André Enegrén

Une tradition fugace, une politique du sens commun

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Insistant sur la spécificité de l'action comme commencement dont les retentissements restent imprévisibles, la théorie d'Arendt ne peut évidemment chercher à préfigurer l'histoire. "L'histoire (history) est un récit (story) qui ne cesse de commencer, mais ne finit jamais." Aucune rationalité profonde peut en livrer la clé et,  a fortiori, aucun savoir politique ne peut se projeter dans un avenir réellement à venir et foncièrement inachevé. Le temps vrai est le temps de l'origine et de l'altérité que la pensée ne peut jamais maîtriser, mais seulement comprendre rétrospectivement. A la théorie, qui doit rester liée à l'événement "comme le cercle reste lié à son foyer", il n'est demandé que la "lente et pénible découverte, peut-être l'arpentage" de la "région" qu'un événement aura illuminé: "La pensée elle-même naît d'événements de l'expérience vécue et doit leur rester liée comme aux seuls guides propres à l'orienter" (CC, p. 26).

C'est la raison pour laquelle on chercherait en vain dans cette réflexion un schéma d'organisation qui hypothéquerait une création historique, ou même la moindre trace de messianisme politique; seule l'histoire - une histoire dans laquelle l'auteur prend, il est vrai, nettement parti - en plaide concrètement la cause. Qu'il faille arracher le politique à l'oubli, c'est une leçon tirée de la terreur totalitaire qui volatilise tout "monde commun" et mobilise les masses au profit du néant; la défiance vis-à-vis des régimes politiques traditionnels, du système des partis et du cadre général de l'Etat-nation s'appuie sur des enquêtes historiques portant sur les grandes révolutions du dix-huitième siècle, l'antisémitisme, l'impérialisme; l'intérêt porté aux conseils ouvriers dérive pareillement de l'étude historique d'une forme d'organisation parfaitement nouvelle qui s'est forgée spontanément dans le cours même de l'action.

Clubs et sociétés populaires issus de la Révolution de 1789, Commune de 1871, soviets et républiques conseillistes apparus à l'aube de notre siècle, voilà en effet autant de réouvertures fugaces d'un espace politique toujours réinventé, malgré l'hostilité conjuguée des partis, des révolutionnaires professionnels et des théoriciens politiques. Plus prés de nous, l'exemple privilégié d'une telle action spontanée visant à une organisation autonome reste pour Arendt la "révolution hongroise" de 1956, qu'elle interprète comme une révolution entièrement tournée vers la liberté, dans laquelle ni les querelles idéologiques, ni les affiliations à des partis ne semblent avoir joué un rôle (elle s'attache particulièrement à décrire l'éclosion d'un pouvoir "sans leaders", sans programme ni manifeste", à son organisation en comités, conseils et associations de tout genre et à l'amorce d'un processus de coordination en conseils régionaux) (21). C'est sur la toile de fond de tels événements qu'il faut replacer l'idéal d'une république assise sur l'autorité d'une fondation et régie par des lois devant garantir à chacun un droit de "co-partage" au gouvernement.

UNE POLITIQUE DU SENS COMMUN

Cette ré-évaluation radicale du politique implique une révolution dans la méthode de l'investigation. Ni la rationalité scientifique, ni l'idée philosophique ne sont à même de fournir un modèle au monde politique; rêver à une cité pouvant être établie de manière incontestable revient toujours à transposer au niveau de l'agir le schéma artificialiste de la fabrication, toujours porteur de violence. Le domaine des affaires humaines ne relève pas d'une prévoyance technique, mais d'une prudence pratique (Hannah Arendt est sur ce point infiniment plus intraitable que Habermas, et même qu'Aristote) fidèle à "l'infinité des intentions" et au décousu d'une histoire ouverte aux initiatives. D'où une théorie phénoménologique de l'opinion et l'amorce d'une élucidation du jugement comme "mode de penser élargi" dérivée de la Critique du jugement kantienne: le politique n'est justiciable que d'un savoir particulier, privé de règles générales qui a son assise, non dans les concepts de l'entendement, mais dans un sens commun capable de nous faire partager la richesse de tous les autres points de vue particuliers. La seule raison du politique est à la croisée des opinions qui s'échangent et découvrent un sens jamais donné d'avance.

Détachée des théories contemporaines, mais attachée à l'événement, la réflexion d'Arendt ne prend son relief qu'au regard de l'histoire qui se fait et où elle trouve bien son terrain d'origine, même lorsque ses "idéaux" semblent en offrir une image inversée. Mais chez Arendt, la fidélité à l'origine s'entend aussi au sens où, on l'a vu, l'analyse se propose de "découvrir les origines réelles des concepts traditionnels, afin d'en extraire à nouveau l'esprit originel" (CC, p.26). D'où, non une obsession terminologique, mais une remontée en amont s'efforçant de  "démanteler" une tradition philosophique commandée par le divorce de la théorie et de l'action, afin de renouer un rapport "immédiat" avec le passé (CC, p. 42). Dans leur grande majorité, les philosophes sont accusés d'être frappés de cécité à l'endroit du politique à cause de leur idéal de conformité avec un modèle et du recours à une logique identitaire interdisant de concevoir un "espace de liberté" n'aspirant ni à l'Un, ni au Vrai. Arendt elle-même ne renonce pas pour autant à la théorie, mais seulement à la maîtrise théorique, et ne rompt pas avec la philosophie qu'elle redécouvre pour son propre compte, au besoin en la trahissant. La mémoire qu'elle nous fait recouvrer par une véritable archéologie conceptuelle est peut-être plus précieuse que la plus neuve des méthodologies de la pensée politique contemporaine.

Bien évidemment cette théorie reste vulnérable. Peut-on si facilement ignorer les pesanteurs de l'économie? Est-il concevable de renoncer au "gain de rationalité" de la représentation politique? Comment penser une action qui ne soit pas le moyen d'une fin, distinguer concrètement décision et domination majoritaire? Et on pourrait multiplier les questions. Plus fondamentalement, nul n'est tenu d'accepter l'intuition selon laquelle le politique, même au sens d'Arendt, est la matrice d'un sens qui peut aussi s'incarner ailleurs et d'une liberté qu'on peut finalement juger accablante. Enfin, il est clair - l'auteur en convient - que l'histoire n'offre guère de chances à pareil projet conseilliste constitutionnel pour lequel semblent manquer et la virtù et l'occasione au sens de Machiavel.

En nous proposant une réflexion sur un "espace d'apparences pour la liberté", explorant notre histoire à la lumière d'une exigence critique, prévenant plus modestement encore l'usure des concepts, Arendt n'entend pas nous ramener à l'agora. Parfaitement consciente d'être "en un endroit d'où l'on ne voit plus la lumière de l'entrée et où la lumière de la fin est si imperceptible que le regard doit sans cesse la chercher et la reperd sans cesse, où le début et la fin ne sont même pas assurés" (Kafka) (22), elle s'adresse à nous à travers notre temps pour que nous ne renoncions pas à le faire nôtre.

ANDRÉ ENEGRÉN, Revue ETVDES, Avril 1983. (Avec l'aimable autorisation du Rédacteur en chef de la Revue ETVDES, monsieur Henri Madelin).

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Notes:

  • 21- Cf. "Totalirian Imperialism", The Journal of Politics, Février 1958, p. 5 - 43
    22- Citation empruntée à B. Allemann, Kafka et l'histoire, dans l'Endurance de la pensée: pour saluer Jean Beaufret,  Plon, 1968, p. 87 - 88

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