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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

Pouvoir et liberté

Une approche de la théorie politique de Hannah Arendt

par André Enegrén

La politique comme liberté plurielle

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Des ouvrages apparemment aussi différents que La Condition de l'homme moderne (CHM) - magistrale étude sur les divers modes de l'activité humaine et sur l'"aliénation" moderne -, La Crise de la culture (CC) - qui regroupe divers essais sur des notions fondamentales de la politique -, l'Essai sur la révolution (ER) - où est notamment exhumée la tradition oubliée de la révolution américaine - ou encore Du Mensonge à la violence (M V) (7) - centré sur des questions d'actualité - sont animés d'un même souci: redonner à la politique sa "raison d'être" qui "est la liberté et dont le domaine d'expérience est l'action" (CC, p.190). Voilà le truisme (= évidence, banalité) qui, déployé dans toute son ampleur, doit retentir sur notre compréhension.

Pour Arendt, la substance même de l'humain est l'action, au sens où l'agir est la faculté de commencer du nouveau. Si l'homme est mortel, il est aussi un être " natal ", et au fait de notre naissance - grâce à laquelle " quelque chose d'uniquement neuf arrive au monde" - "nous répondons en commençant du neuf par notre propre initiative " (CHM, p. 199). La théorie d'Arendt se propose précisément de restaurer dans ses droits cette capacité d'inaugurer quelque chose qu'aucun préalable ne peut récupérer et qui est l'essence même du politique.

Toute création n'est pas pour autant action: "L'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité" (CHM, p. 15). Jamais cette pluralité ne doit être perdue de vue: que nous partagions le monde avec d'autres, qui forment avec nous une humanité une, mais pourtant infiniment diverse, telle est la donnée ontologique fondamentale qui guide la réflexion. A strictement parler, l'action politique "qui met directement en rapport les hommes" ne vise même pas à une unanimité. A la fois première et ultime, cette pluralité humaine, qui n'est jamais sacrifiée à un absolu, interdit même de concevoir un Bien commun (sauf à considérer que ce Bien est la pluralité même).
Mais toute action concertée, toute prise d'initiative en commun ne suffit pas encore à délimiter la sphère politique. Celle-ci se définit encore par sa "raison d'être": la liberté. Arendt s'efforce de remonter le courant de la déchéance sémantique (= de la signification, du sens) de ce mot, en premier lieu en rapatriant la liberté dans la sphère politique d'où la philosophie l'a délogée pour l'installer dans l'intériorité du sujet. 

Avant d'être un attribut de l'esprit, la liberté est une réalité d'expérience révélée dans le commerce des hommes : à l'époque d'Hérodote, précise l'Essai sur la révolution, " elle a été conçue en tant qu'organisation politique dans laquelle les citoyens vivaient ensemble en dehors de tout lien de domination, sans division entre gouvernants et gouvernés " (p. 39, traduction modifiée).

Peu importe ici qu'Arendt idéalise l'exemple grec, la polis (= la cité) servant d'index (= ce qui marque et ce qui souligne) d'une exigence et non de modèle historique; elle souligne seulement que la liberté est un "pouvoir faire" (Montesquieu) très concret sous-tendu par l'expérience politique, la liberté au sens propre étant de pouvoir soi-même décider des "affaires humaines" en participant avec tous, ou tous ceux qui le veulent, au gouvernement de la "chose publique". Tout ce qu'il y a de profondément original et même de paradoxal chez Arendt, son excentricité dans le paysage de la science politique moderne, tient peut-être à la simplicité et à la rigueur avec lesquelles elle adhère à cette définition de la liberté comme "raison d'être" du politique. Cette définition exclut bien sûr toute amorce de totalitarisme, mais, stricto sensu (= au sens rigoureux), elle exclut aussi le libéralisme, idéal boiteux qui a contribué à "bannir la liberté" (CC, p. 202) en la mesurant seulement à l'aune (= ancienne mesure de longueur) des libertés privées - nullement formelles ni abstraites pour autant - qui n'assurent pas au citoyen le droit d'être "co-partageant" au gouvernement. L'une des pensées les plus étranges de l'auteur, développée aussi bien à propos de la révolution américaine que dans le contexte de l'élucidation de la volonté chez Duns Scot, est que l'homme n'est réellement libre que lorsque l'action qu'il accomplit ne se propose pas d'autre fin (= ce pourquoi quelque chose existe ou est fait) qu'elle-même.

Ainsi liberté et "agir" se définissent mutuellement: l'action libre est l'initiative à plusieurs qui inaugure quelque chose et le mène à bien, non en vue d'un résultat extérieur dont cette action serait seulement le moyen, mais plus essentiellement afin de réactualiser un espace politique qui ne vit que de cette spontanéité en commun. Mais de cette rare liberté qui se suffit à elle-même, la théorie d'Arendt ne propose qu'obliquement la philosophie: nées du heurt de l'histoire - histoire vécue de l'effondrement de l'Europe en 1914, des "personnes déplacées" et des mouvements totalitaires - ,ses intuitions fondamentales se sont naturellement incarnées dans des analyses politiques très précises, des textes de circonstance, des prises de position souvent virulentes, d'innombrables articles ancrés dans l'actualité. Il est pourtant possible de dégager quelques-uns des concepts proprement politiques ordonnant cette pensée de  l'événement qui appartient à l'histoire sans lui être soumise. Cette élucidation est si peu une préoccupation extérieure à la théorie d'Arendt qu'elle-même a pu définir son travail comme une simple "analyse de concepts" (8).

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Notes:

  • 7. CHN, Calmann-Lévy, 1961; CC, Gallimard, 1972; ER, Gallimard, 1967; MV, Calmann-Lévy, 1972.
    8. E.Young-Bruehl, Hannah Arendt, p.318.

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