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Le corps Classes prépas par J. Llapasset

Peut-on penser le corps ?

Penser le corps vivant.

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Michel Henry a prononcé deux conférences devant des étudiants et des professeurs aux facultés Universitaires Saint Louis. Le thème de l'année était le corps.
Le matin, la première conférence avait pour objet de partir de la perception ordinaire du corps matériel ou de notre propre corps et, à partir de cette expérience, de chercher à différencier du corps inertes ce qui propre au corps vivant.

"La profondeur sans limite de la théorie biranienne du corps consiste dans l'affirmation que la main qui parcourt les différentes parties du corps-objet n'est pas donnée à elle-même de cette façon, dans ce creux d'extériorité qu'est le monde. Elle ne l'est pas et ne peut l'être car si elle était donnée à elle-même de cette façon, comme un ob-jet, comment pourrait-elle se rejoindre elle-même, rejoindre cet objet de façon à le mettre en mouvement? Ne faudrait-il pas précisément qu'elle se meuve d'abord vers lui et soit capable de le faire?

Cette main-objet que je suis incapable de rejoindre, il convient donc d'opposer un pouvoir primitif de préhension, qui est la main originelle, qui est un vécu pur, une cogitatio. Comment ai-je accès à ce pouvoir de préhension, comment puis-je m'identifier avec lui de manière à pouvoir, un avec lui, le mettre en oeuvre, agir, prendre et saisir? Ce n'est précisément pas dans un acte intentionnel qui n'aurait d'autre effet que de me séparer de lui à jamais. Ainsi y a-t-il un mode originaire du rapport à soi originaire du corps originaire, une auto-révélation de ce corps subjectif auto-révélation de la subjectivité absolue qui me permet seule de coïncider avec elle et avec chacun de ses pouvoirs. Cette auto-révélation du corps originaire, qui le met en possession de lui-même et de chacun de ses pouvoirs, et qui lui permet seul d'agir et de faire tout ce qu'il fait, c'est ce que j'appelle la corporéité originaire.

L'essence de cette corporéité originaire, c'est la vie. Ce soir, nous essaierons de nous engager sur cette voie plus difficile qui cherche à comprendre ce qu'est la vie, ce qu'est cette corporéité originaire, ce qu'est le corps vivant."


 Michel Henry au cours de sa conférence : Le corps vivant.

La deuxième conférence est prononcée dans la soirée. Michel Henry rappelle rapidement ce que la première conférence a établi: il y a un je immanent au corps originel et étranger à l'expérience du monde. A la suite de Maine de Biran, il a établi que le "je peux" fondamental est une subjectivité radicale "en relation avec elle même sans la médiation de la relation au monde." 

Il poursuit:
"Le problème est de penser le corps vivant, ce corps dont nous ne cessons de faire l'épreuve muette dans notre vie quotidienne et que nous mettons en oeuvre dans chacune de nos actions ... Ce dont il s'agit, c'est de partir non du monde mais de la vie et de se demander si dans cette vie, on peut comprendre comment en elle peut naître quelque chose comme ce corps vivant dont nous avons l'expérience et une expérience plus certaine que l'expérience du corps objectif."

"Dans le langage courant, nous disons indifféremment moi, je. Ce n'est cependant pas la même chose, même si la pensée classique glisse de l'un à l'autre dans la plus parfaite confusion et sans même voir qu'il y a, dans cette double désignation du Soi, au moins un problème. Que le Soi singulier se dise d'abord à l'accusatif, c'est-à-dire comme un moi, cela traduit le fait qu'il est engendré, cela veut dire très exactement qu'il ne s'est pas apporté lui-même dans la condition qui est la sienne d'être donné à lui-même. Précisément, il n'est apporté en lui-même, dans sa condition qui est d'être constamment donné à lui-même, que dans l'auto-donation de la vie absolue. Or, parce que cette génération du moi dans l'auto-donation de la vie est phénoménologique en un sens absolu (puisque la vie est l'Archi-phénoménalité), alors cette génération est phénoménologique elle aussi, c'est-à-dire que ce qui motive la mise à l'accusatif du moi se lit en lui. C'est précisément ce sentiment qu'il a d'être foncièrement passif, non seulement à l'égard de chacun de ses états, de sa douleur, de son plaisir, etc., mais, bien plus, d'être foncièrement passif à l'égard de sa propre condition, d'être donné à soi. Dans un inédit, Husserl dit. Je suis moi-même sans que je sois pour rien dans cet être moi-même, c'est-à-dire que je m'éprouve sans être la source de cette épreuve. Je suis donné à moi-même sans que jamais cette donation relève de moi d'aucune manière. Je m'affecte et ainsi je m'auto-affecte, c'est-à-dire que je ne suis pas affecté par quelque chose d'extérieur, d'autre que moi mais par moi-même. Mais je ne suis pour rien dans cette auto-affection. Et ainsi, je ne m'affecte pas absolument, cette auto-affection n'est pas mon fait. Il serait donc plus exact de dire : je suis auto-affecté et, de cette façon, engendré comme un Soi dans l'auto-affection de la vie. Moi désigne en fin de compte ce caractère d'être auto-affecté du Soi singulier, caractère grâce auquel, auto-affecté par soi, il est désormais un Soi et un moi."


 Michel Henry au cours de sa conférence : Le corps vivant.

Dans l'extrait ci-dessous, Michel Henry termine sa conférence: ce grand universitaire, très apprécié de ses étudiants par son intelligence et sa clarté, ramasse pour ainsi dire l'essentiel de sa démarche et de sa pensée.(texte concis et dense que chaque étudiant emportait avec lui comme un trésor à la fin d'un de ses cours.)

 "Ainsi, cet ego est-il identique au corps vivant que nous cherchons, que nous avions trouvé en partant de l'expérience courante du corps, et que nous trouvons maintenant dans sa génération à partir de la vie absolue. Dans la mesure où le moi est maintenant, en vertu de sa donation à soi, en possession de tous ces pouvoirs dont il dispose, ce moi qui s'est emparé de lui-même et de tout ce qui vit en lui, ce moi se déclare en effet un je. Je veux dire: je peux. Je peux n'est pas une proposition synthétique, c'est-à-dire que, dans cette proposition, aucun pouvoir ne se surajoute à l'essence du je, mais celui-ci est, en tant que tel, pouvoir, il est le pouvoir ultime parce qu'il est en possession de chacun des pouvoirs qu'il trouve en lui. Et il est en possession de ces pouvoirs sur le fond en lui du moi, c'est-à-dire sur le fond en lui du Soi, c'est-à-dire sur le fond en lui de la vie absolue qui le donne à lui-même. Ainsi seul un ego vivant est-il quelque chose que nous appelons un corps, c'est-à-dire quelque chose qui peut prendre appui sur lui-même, parce qu'il est donné à lui-même. Il n'est pas sans fondement, il a pris base dans son moi transcendantal et dans l'auto-donation de la vie. Dès lors, ayant pris base sur lui-même et sur chacun de ses pouvoirs, il peut les exercer. Il peut les exercer et cette capacité, il la vit constamment, il peut exercer ses pouvoirs quand il le veut, librement. Cet ego, en tant que corps vivant, est libre. Toute liberté repose sur un pouvoir et la liberté dont nous pouvons parler, c'est la capacité de mettre en oeuvre les pouvoirs que nous trouvons phénoménologiquement en nous et cela parce que nous sommes en possession, sur le fond de l'auto-donation de la vie, de l'ego lui-même et de chacun de ses pouvoirs en lui. Libres, nous ne le sommes jamais à l'égard de quoi que ce soit d'extérieur, mais seulement à l'intérieur de ce je fondamental qui, lui-même, présuppose le moi et le Soi. Libre, l'ego ne l'est donc, en fin de compte, que sur le fond en lui d'un moi qui le précède nécessairement, c'est-à-dire sur le fond de ce Soi généré dans l'auto-engendrement de la vie, c'est-à-dire donné à lui-même dans l'auto-donation de la vie. "

Michel Henry au cours de sa conférence : Le corps vivant.

- Vous trouverez l'intégralité de cette conférence dans la prestigieuse Revue Prétentaine

-Michel Henry m'a apporté ces conférences à mon domicile et me les a données pour Philagora. Joseph Llapasset