D'un
côté, je connais le corps par la représentation: c'est le
corps objet, je le connais comme je connais tous les objets:
la détermination d'une intuition sensible par un concept.
Mais, le corps en tant qu'il s'agit de mon corps, je le
connais aussi par un "autre côté", celui de la
puissance d'une volonté.
Je
lève le bras quand je veux. A éprouver combien le corps
semble obéir à la volonté, l'opinion "pense" immédiatement
que le corps n'est qu'un instrument sans se douter un instant
que, en transformant ses besoins en connaissances, elle ne
fait que suivre inconsciemment ce corps qu'elle a ravalé un
peu vite au simple rang d'instrument. Ce faisant, elle ignore
la spécificité du corps propre et met le médiateur absolu
qu'il est au rang d'objet donné dans la représentation:
l'opinion valorise la conscience et la recherche de la vérité
comme correspondance entre une représentation et ce qui est
donné. La conscience se détourne du corps propre et
s'interdit de jamais le penser autrement que comme ce qui
apparaît "au bout" de l'acte de transcendance
accompli par la conscience. Ce qui revient proprement à
rester aveugle, à se fermer à la dimension de "l'autre
côté" du corps.
Orientée
vers la conservation de la vie, à la recherche du mécanisme
sécurisant et de la finalité rassurante, la conscience ne
voit que les forces réactives et à travers elle la vertu de
soumission, l'obéissance, la prudence qui hante l'esclave
parce qu'il a peur de mourir: elle reste aveugle à toute
noblesse, agressivité, spontanéité, à tout ce qui
ressemble à une joyeuse affirmation de soi.
Bien
comprendre que les forces réactives dominées n'en agissent
pas moins pour cela: toute force agit: la domination ne leur
enlève rien de leur "quantité" mais les contraint
seulement à exercer la quantité de la force autrement.
Ce que l'opinion, la conscience, la science positive ne
veulent pas considérer dans leur volonté de gommer tout ce
qui leur semble risqué, dangereux, aventureux, c'est qu'il
y a toujours d'abord le corps, sans lequel d'ailleurs ils
seraient muets.
Il
y a toujours d'abord le corps et le soi dans le corps répète
Nietzsche. Derrière les pensées et les sentiments il y a ce
qui les rend possibles, ce qui les fait advenir, non pas quand
"je" veux. C'est comme si les pensées et les
sentiments (passion amoureuse, par exemple) venaient quand
elles veulent, ce qui relègue le "je" à une simple
fiction grammaticale (un sujet), et le "moi" à un
simple effet de surface qui occulte ce qui l'habite.
L'idée la plus invraisemblable à l'opinion, à la pensée et
à la science positive, celle qui ne leur viendra jamais à
l'idée, surgit alors: pensées et sentiments ne sont plus
ceux qui dirigeraient souverainement l'instrument du corps, ce
sont des significations qui comme des instruments à interpréter
sont "soufflées", pour ainsi dire, par le
corps et le soi, comme si le soi dans le corps voulait quelque
chose.
L'affirmation:
j'ai pensé cela, car je l'ai voulu devient alors ridicule de
prétention. Bien plutôt, il faut poser la question du
pourquoi de ces pensées et de ces sentiments: la réponse se
trouve dans le soi qui exprime par leur intermédiaire qu'il
veut quelque chose.
Pour
penser le corps Nietzsche procède à un renversement total:
ce que nous appelons le pire, ce que nous avons exclu du champ
de notre pensée et de notre conscience, ce à quoi nous nous
sommes rendus aveugles au point de nous identifier à un type
d'homme fixé dans le ressentiment , c'est peut être le
meilleur, c'est certainement ces forces actives qui,parce
qu'elles déterminent ce qu'est le corps,doivent être prises
en compte par celui qui veut penser le corps.
"Derrière
tes pensées et tes sentiments, mon frère, se tient
un puissant maître, un inconnu montreur de route
-qui se nomme soi. En ton corps il habite, il est
ton corps."
"Pour lui même le corps créateur créa
l'esprit comme une main de son vouloir."
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Idées/
Gallimard, page 46.
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Vers
la page 5
Joseph
Llapasset ©
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