Il
serait vain de croire qu'on puisse jamais aimer autre chose
que soi, que nos représentations puissent être accordées à
une réalité extérieure: le croire c'est se noyer dans
l'illusion. De même que tout ce qui arrive au corps d'un
arbre s'effectue par son corps comme s'il était une monade,
tout ce qui arrive à l'homme pousse de lui, de son corps,
parce que son corps est le médiateur: je suis mon corps et
je vois donc mon monde tel que je suis. On s'en convaincra
à la lecture de cette affirmation (Proust, Pléiade, tome 1,
page 907): "Nous sommes comme des arbres qui tirent de
leur propre sève le noeud suivant de leur tige l'étage supérieur
de leur frondaison."
Pour éclairer cela, remontons à Schopenhauer (Le Monde comme
Volonté et comme Représentation, traduction Burdeau, page
368): "Un arbre n'est que la manifestation ... d'un
seul et même effort."
Tout
le XX è siècle est voué à l'étude du corps subjectif: le
début est un prélude, non seulement parce qu'on enseigne à
Proust (et à d'autres) Maine de Biran mais aussi parce que la
lecture de Schopenhauer semble la propédeutique nécessaire
à toute culture.
En écho, dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche
fustige ceux qui méprisent et dénigrent le corps, les
contempteurs du corps: "Derrière ta pensée et tes
sentiments se tient ton corps et ton soi dans le corps, la
terra incognita. Pourquoi as-tu ces pensées et ces
sentiments? Ton soi dans le corps veut par là quelque chose."
Schopenhauer,en affirmant que le corps entier n'est que la
volonté objectivée c'est à dire devenue perceptible,
substituait au "je peux" triomphant de Maine de
Biran un "je subis ma force", à l'aspect paradoxal:
au fondement du "je peux" y aurait-il une passion,
avec pour conséquence que le soi non seulement habite dans le
corps mais est ce corps? Je suis mon corps, et dans ces
conditions l'affection , la perception, la représentation relèvent
d'une perspective mienne. Ceci revient à dire que
"nous ne pouvons jamais sortir de notre peau."
(Schopenhauer, Ibidem, page 751).
Ainsi,
Marcel Proust explorant les voies ouvertes par Schopenhauer,
les établissant pour ainsi dire par l'expérience de la
corporéité, veut montrer que si nous ratons les êtres c'est
que tout est tiré de soi.
Comprenons qu'en partant ainsi d'une subjectivité
corporelle, en en faisant le creuset de notre rapport au
monde, on mesure la sensation à l'aune de l'unique et du
solitaire, du peintre d'un monde qui ne sera jamais que son
propre monde: le corps est la règle de son monde, ce qui
l'enferme et l'emprisonne beaucoup plus sûrement que des
barreaux, ce qui livre l'individu sans défense aux pièges
de l'espèce et d'un vouloir vivre qui l'utilise.
D'où une alternative tragique pour celui qui est traversé
par le désir, un désir toujours fou, l'exigence du vivre
ensemble dans la compréhension: "Exister pour un
autre c'est être représenté, exister en soi c'est vouloir"
affirmait Schopenhauer ( Ibidem, page 985). Quelle vanité que
de vouloir remonter de la représentation à l'être, si la
représentation ne tient que de la subjectivité corporelle,
quelle illusion de croire que la réalité pourra être
comprise alors que c'est nous qui lui prescrivons des
apparences. Si nous prenons pour la réalité ce que notre
corps engendre de rêves et de fantômes, nous serons toujours
déçus par la résistance finale: "Finissez ou je
sonne" (Proust, Pléiade, 1 p. 933) dira la jeune
fille malade, aux joues rouges de fièvre, sur laquelle le
narrateur, enflammé par ses représentations, se précipite
pour déposer un baiser.
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