"L'empirique,
semblable à la fourmi, se contente d'amasser et de
consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, telle
l'araignée ourdit des toiles dont la matière est
extraite de sa propre substance. L'abeille garde le
milieu; elle tire la matière première des fleurs des
champs, puis, par un art qui lui est propre, elle la
travaille et la digère....
Notre plus grande ressource, celle dont nous devons tout
espérer, c'est l'étroite alliance de ses deux facultés:
l'expérimentale et la rationnelle, union qui n'a point
encore était formée."
Bacon,
Novum
organum, Livre I, 95: la fourmi, l'araignée, l'abeille
|
=
Le
conflit entre l'empirique (la fourmi) et le dogmatique (l'araignée)
ne cesse de renaître au cours de l'histoire des sciences. Ainsi
ce qui semble se fuir, la raison et la nature, reste
paradoxalement l'un contre l'autre, comme des lutteurs qui se
posent en s'opposant. Cela, jusqu'à ce que cette situation
devienne intenable, à partir du moment où on expérimentera
avec sa raison et où le réel de tous les jours sera remplacé
par le réel scientifique. Un dialogue entre le théoricien et
l'expérimentateur s'installera et nourrira le protocole expérimental.
Dès lors le rationalisme appliqué témoignera d'un va et vient
entre la théorie et l'expérimentation comparable au vol d'une
abeille qui "comprend", prend ensemble, car elle féconde
l'expérience et s'en trouve fécondée.
A la guerre succèdera non seulement l'armistice mais encore la
paix par une alliance que scelle la nécessité d'une étroite
collaboration. En ce sens Bachelard écrira dans La rationalisme
appliqué, à la page 4: "Il faut se placer au centre
... nous essayerons de nous installer dans cette position
centrale où se manifesteront aussi bien un rationalisme appliqué
qu'un matérialisme instruit." Un tel propos est
l'horizon du texte de Bacon.
=
L'empirique,
tel une fourmi, accumule des provisions, des expériences
puisque selon lui l'expérience est la seule source de nos
connaissances. Pour lui la loi est induite à partir de
l'observation. En fait le plus souvent il se borne à observer
et à empiler, à juxtaposer des consécutions comme les
prisonniers de la caverne se bornent à mémoriser des enchaînements,
ou peut-être même comme font les animaux. Dès lors pour
l'empirique, connaître c'est reconnaître, ce qui lui permet de
réduire la nouveauté d'une expérience à d'anciennes expériences.
Cela, au sens de remplir l'esprit en se confiant à lui pour
restituer ce dont il s'est rempli. L'appel à la mémoire est évident.
=
Le
dogmatique (l'araignée) s'entoure de filets, tend autour de lui
une toile de concepts dans laquelle et grâce à laquelle il espère
déduire l'expérience et dans laquelle il s'enferme. Ce filet
est tiré de la substance de l'esprit, c'est à dire de
l'intelligibilité grâce à laquelle la raison voudrait
emprisonner l'expérience, le relatif et le changeant, dans
l'absolu d'un discours créateur. La toile est une image pour
nous permettre d'entrer dans la véritable connaissance de la
condition de la science. A la limite, l'existence serait déductible.
=
L'abeille.
La science n'est pas plus issue de l'expérience quelle n'est
issue de la théorie. Elle naît d'une rencontre, de la mise en
relation de l'expérience avec un art.
"Tout
espérer", tout attendre, le
triomphe de la science et... des progrès.(=> Scientisme?)
"Union",
c'est l'harmonie des contraire, la collaboration pour une oeuvre
commune, une relation entre ce qui forme un ensemble organique,
relation entre la raison et l'expérimentation qui formera un
ensemble indissociable.
L'union est si étroite qu'il est impossible de dire que le réel
scientifique ne prend pas en compte le réel vécu. C'est en
effet sur le monde sensible et perçu que s'appuie l'existence
comme dans le milieu où elle se déploie jusqu'à ce
qu'elle disparaisse. Voilà pourquoi l'abeille ne peut être
qu'au milieu, voilà pourquoi la théorie féconde l'expérimentation
et est fécondée par l'expérimentation.
=
Comment
comprendre une théorie actuelle sans réaliser qu'elle jaillit
d'abord d'un obstacle rencontré par l'homme dans son expérience
vécue? Si le problème naît d'un calcul déçu, il n'y a pas
de problème sans théorie. Si l'expérimentation a pour but de
comparer une observation réelle mesurable et une observation théorique
déduite de la théorie, l'alliance de la faculté expérimentale
et de la rationnelle est devenue telle qu'il est
impossible de les dissocier dans la génération d'un protocole
expérimental cmme dans le déploiement théorique |