Une re-lecture
de Rousseau ou comment un roman peut devenir le lieu d'une expérimentation
imaginaire propre à instruire.
"Les romans sont peut-être la dernière instruction
qu'il reste à donner à un peuple assez corrompu pour que
tout autre lui soit inutile." Rousseau, La
nouvelle Héloïse, Pléiade, II.
=>
Comprendre que la composition de La nouvelle Héloïse
sera l'expérimentation et la découverte d'une solution au
problème posé dans le discours sur l'origine de
l'inégalité: comment retrouver ce qu'il y a
d'originaire et le processus par lequel une perversion s'est
installée dans une société actuelle qui a tourné le dos à
la loi naturelle comme à l'idéal civil?
Quatre pistes
de lecture:
Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité ... Pléiade,
III
La nouvelle Héloïse, Pléiade II
Michel Butor, Répertoire III, page 66.
Starobinsky, L'introduction au deuxième discours,
Rousseau, Pléiade III, XLII à LXX (1970)
Robert Merle, L'île, Folio n°588.
=>
Si une fiction peut instruire, c'est qu'elle supplée par
l'imagination à l'impossibilité d'une expérience.
Mais, au fond:
- C'est parce qu'il n'y a pas d'instruction sans expérience
et singulièrement sans expérimentation.
- C'est surtout parce que les personnages d'un roman se
mettent à vivre au point d'habiter la conscience du lecteur,
au point d'inventer leur propre parcours au sein des
subjectivités qu'ils habitent.
"C'est un roman romanesque, sans autre justification
que sa propre vitalité ..." Robert
Merle, L'île, Folio n°588. (fin de la préface)
- Par le roman le lecteur sera instruit sur ce qu'il y a
d'originaire en lui parce que l'imagination d'une expérimentation
l'amène à retrouver ce qui est fondamental, par lui-même
(maïeutique). La fiction lui économise un parcours dans
lequel il se serait perdu => simuler pour se sauver, rendre
clair et lisible un devenir et nous amener à reconnaître par
nous même une erreur: le pacifisme,
même s'il est aidé par l'intuition et par toutes les stratégies
de la raison, est incapable d'empêcher le massacre parce
qu'il n'a pas voulu frapper au bon moment et a donc laissé la
possibilité à une force de destruction de s'exercer. Tout
cela au nom du sentiment, d'un humanisme chrétien, admirable,
mais que l'expérimentation révèle n'être que le masque
d'une faiblesse de fait, ruineuse, même s'il témoigne d'une
parfaite maîtrise de soi! Purcell, l'artisan de paix devient
responsable de nombreuses mort. ( Robert Merle, L'île, Folio
n°588.) On pourra toujours objecter que l'expérimentation
est purement imaginaire, trompeuse, que l'artisan de paix
aurait pu réussir, mais la rigueur et la cohérence des enchaînements
donne à l'expérimentation un aspect rationnel propre à
convaincre
=>
Problème: comment la raison au service du sentiment
est-elle impuissante alors que l'intelligence qui ajuste les
moyens à la fin, sans états d'âme, aurait triomphé en
supprimant purement et simplement le fauteur de trouble?
Autant dire que c'est le problème de la guerre préventive et
l'argument qui anime toute guerre offensive.
Le souci de l'homme, de sa dignité, est-ce une force ou une
faiblesse? L'artisan de paix, aux mains pures, n'est-il pas
condamné à l'échec parce qu'il refuse de croire à une méchanceté
radicale? Que pèse l'idéal chrétien en face du pragmatisme
de Machiavel.
Si la guerre est la continuation d'une politique, pourquoi
rendrait-elle hommage à la morale si elle veut la victoire?
Donner pour recevoir, est-ce le principe de tout échange?
Comment le progrès peut-il être un recul, dirait Rousseau?
=> L'île,
en un sens, c'est bien un laboratoire qui permet d'isoler
quelques paramètres (des anglais, des noirs, des
femmes, des terres arables) et de les laisser pour ainsi dire
jouer pour notre instruction. L'affection semble nous
permettre de nous pencher sur notre devenir passé, nos
erreurs et les problèmes fondamentaux posés par l'existence
avec autrui:
le partage des femmes, d'autant plus difficile qu'il y a moins
de femmes que d'hommes, le partage des terres, le droit et la
force au bout du fusil, la paix par la guerre ou la paix comme
manière d'être, l'apparente faiblesse de la bonté et le
triomphe de la violence, la nécessité de la négociation et
ses ambiguïtés, la répartition des tâches ... Le rôle
incontournable des femmes...
Pour tout dire, le roman devient un instrument pour vivre de
l'intérieur, pour comprendre ce dont les explications
abstraites ne cessent de nous éloigner. Nous avons d'avantage
besoin de nous persuader nous-mêmes que d'être convaincus.
=>
Une aubaine pour les prépas: Robert Merle, L'île, Folio
n°588:
- La paix, au delà de la vengeance: "Je
ne me bornerai pas à proposer aux tahitiens une transaction
pour l'eau. J'essaierai de ramener la paix" page 494
-"L'oiseau de paix est mort" page 524
- Les négociations et leur phases: "
Les négociations durèrent du 24 Mai au 6 Juin. La première
phase fut la plus critique. Tetahiti par principe ou par ruse
ne voulait pas discuter avec les femmes .. mais les vahinés
firent valoir qu'une discussion avec Adamo n'aboutirait à
rien..." page 641
- La violence serait-elle justifiée?
"Il avait dit: "Je ne tuerai pas !" Il avait
cru choisir une attitude exemplaire ..." page 664
- Inutilité de la guerre? "Si je
comprends bien dit Purcel, on reprend le système du début: pêche
et culture en commun ... je pense que c'est bien malheureux
qu'il ait fallu une guerre pour y revenir. Car si on s'y était
tenu, il n'y aurait pas eu de guerre du tout." page
394
- La paix se trouve. "O Adamo! dit
Tetahiti, je t'ai trouvé!" (dernière ligne du
roman.)
Le livre de Robert Merle, L'île, est
un roman propre à nous instruire de la guerre et de la paix,
de l'inégalité et des échanges, du pacifisme et du
pragmatisme anglo-saxon. C'est qu'il tient sa richesse de
l'exercice d'un raisonnement vigilant au point que la fiction
qu'il fait apparaître devient vivante. Voilà pourquoi la
lecture d'un roman peut permettre d'accéder et de comprendre
les problèmes qui, étant formulés de manière abstraite,
peuvent décourager et détourner des chemins de la pensée.
Ce roman sera donc un chemin que l'on emprunte, le lieu d'un
échange vivant et fructueux entre l'auteur et le lecteur
.Reste que les personnages vont vivre en vous longtemps après
que vous aurez refermé le livre: c'est la marque des grandes
oeuvres: tel un dieu, l'auteur leur a donné la vie.
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