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LA PAIX  Niveau Classes prépas. par J. Llapasset

 

HUGO , Quatrevingt-treize

Harmonie et 3

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" Dans cette paix profonde " / " à eux trois ils n'avaient pas neuf ans. " 

Les souffles tièdes entraient par les fenêtres ouvertes; des parfums de fleurs sauvages, envolés des ravins et des collines, erraient mêlés aux haleines du soir; l'espace était calme et miséricordieux; tout rayonnait, tout s'apaisait, tout aimait tout; le soleil donnait à la création cette caresse, la lumière; on percevait par tous les pores l'harmonie qui se dégage de la douceur colossale des choses; il y avait de la maternité dans l'infini; la création est un prodige en plein épanouissement, elle complète son énormité par sa bonté; il semblait que l'on sentît quelqu'un d'invisible prendre ces mystérieuses précautions qui dans le redoutable conflit des êtres protègent les chétifs contre les forts; en même temps, c'était beau; la splendeur égalait la mansuétude. Le paysage, ineffablement assoupi, avait cette moire magnifique que font sur les prairies et sur les rivières les déplacements de l'ombre et de la clarté; les fumées montaient vers les nuages, comme des rêveries vers. des visions; de vols d'oiseaux tourbillonnaient au-dessus de la Tourgue; les hirondelles regardaient par les croisées, et avaient l'air de venir voir si les enfants dormaient bien. Ils étaient gracieusement groupés l'un sur l'autre, immobiles, demi-nus, dans des poses d'amours; ils étaient adorables et purs, à eux trois ils n'avaient pas neuf ans, ils faisaient des songes de paradis qui se reflétaient sur leurs bouches en vagues sourires, Dieu leur parlait peut-être à l'oreille, ils étaient ceux que toutes les langues humaines appellent les faibles et les bénis, ils étaient les innocents vénérables; tout faisait silence comme si le souffle de leurs douces poitrines était l'affaire de l'univers et était écouté de la création entière, les feuilles ne bruissaient pas, les herbes ne frissonnaient pas; il semblait que le vaste monde étoilé retînt sa respiration pour ne point troubler ces trois humbles dormeurs angéliques, et rien n'était sublime comme l'immense respect de la nature autour de cette petitesse.
Le soleil allait se coucher et touchait presque à l'horizon. Tout à coup, dans cette paix profonde, éclata un éclair qui sortit de la forêt, puis un bruit farouche. On venait de tirer un coup de canon.
(Vous trouverez également ce texte dans l'édition de référence, pages 346 et 347 , Folio Classique, n°3513)

Un plan à ce texte ?

Vouloir donner, à toute force, un plan à ce texte reviendrait à le nier: en effet, le mouvement d'un texte l'inscrit dans une succession, dans l'apparition et la disparition, dans le temps et sa violence.
Mais, il s'agit ici d'une plénitude donnée dès le début et marquée par la répétition des imparfaits. Le bruit farouche n'est qu'un éclair qui introduit le temps du passé simple, qui zèbre la nature et disparaît tandis que continue la profonde paix. Il s'agit donc, pour l'auteur, de suspendre le temps et ses luttes sans fin, pour transmettre au lecteur une impression d'éternité divine et de plénitude, impression que donne la contemplation de la nature par un être raisonnable sensiblement affecté. Voilà pourquoi le texte s'ouvre par la plénitude des correspondance horizontales et verticales mêlées.
-Hugo procède donc par juxtaposition de touches et non par succession. Mais cette juxtaposition ne sépare pas, elle est harmonie, union des contraires par un savant mélange.
-Dans la première phrase, on peut noter le nombre  de ";"(7) . Les correspondances mêlent les sens et l'esprit car tout est à la fois vivant et moral: chaque être a, en quelque sorte, un degré d'âme. La première phrase se termine par une transition qui mêle au juste le beau, ce qui revient à mêler la première et la deuxième phrase: "en même temps c'était beau".
-La deuxième phrase continue l'exploitation des ";" et se termine sur la protection et le sommeil des enfants.
-Troisième phrase quatre ";".

 La paix, suspension du temps, succession exorcisée, contradiction annulée par l'amour, dans l'harmonie d'un accord parfait de l'immensité au chevet de la petitesse: l'énormité est mêlée de bonté; le vaste monde étoilé retient sa respiration devant le fruit de l'amour. Si la paix est profonde c'est que l'amour divin réunit toute la création, comme les corps des enfants sont mêlés .  La paix est accord dans l'amour. La forme du texte épouse parfaitement le fond. L'intuition de la paix comme attitude maternelle de l'immensité est révélation de la vie.

 L'oxymore est un opérateur de la paix, dans la mesure ou il  la signifie. C'est une alliance de mots: ce qui paraissait pointu, ce qui paraissait devoir se combattre, l'inexorable et l'impitoyable , se mêle par la pitié, la morale qui réunira les adversaires dans la contemplation émerveillée de l'enfance. (p 415,417,421,422)
Douceur colossale; énormité/bonté; splendeur monumentale; ombre/clarté; immensité/petitesse; chétifs/forts se mêlent par l'amour qui éclaire et qui réchauffe: "donner" à la  Nature une paix profonde.

 Sur le terme "mêlé". Ce qui se mêle exclut la synthèse, le sacrifice qui appelle une nouvelle contradiction et qui ne se dépasse que dans un formalisme ruineux pour la vie, mais  appelle comme un immense baiser amoureux dans lequel se mêle librement ce qui était distinct, farouche, la mer et la terre, l'homme et la femme, ce qui paraît se contredire et s'équivaut par l'immensité profonde. La paix est donc non pas le résultat d'une lutte mais le résultat d'une figuration, le baiser, dans laquelle paraît l'unité profonde de ce  que Dieu ne cesse de regarder: c'est aussi bien le fruit de l'amour que de la pensée, un rayonnement qui harmonise la création précisément parce que, comme création, elle est fondée sur une origine, cette unité d'un rayon qui lui donne l'immensité. La plume blanche, ce qui reste de Satan, est fécondée par un rayon divin et devient alors liberté.
Extase: ce qui se mêle dans l'amour comme ce qui pense au point de songer, s'élève en plongeant. L'amour est donc la clé de la paix: amour tout à la fois amitié, pitié, tendresse, souci, protection, caresse, maternité. 

=="Poses d'amour" = image picturale d'angelots gracieux.

==La plénitude de la nature exclut le progrès et donc le panthéisme.

C'est de l'homme que viendra le progrès. Grâce à l'homme la fatalité sera vaincue. L'homme prend les forces de la nature et cela marquera la victoire de l'esprit sur la matière. N'ayons pas la naïveté de traiter Victor Hugo d'aveugle devant le mal à l'œuvre dans la nature, il a bien remarqué que les espèces s'entre-dévorent. Mais, malgré tout , il fait un acte de foi: c'est le sens de ce texte.

"à eux trois ils n'avaient pas neuf ans." 93