" Dans cette paix profonde
" / " à eux trois ils n'avaient pas neuf
ans. "
Les souffles tièdes entraient par les fenêtres
ouvertes; des parfums de fleurs sauvages, envolés
des ravins et des collines, erraient mêlés aux
haleines du soir; l'espace était calme et miséricordieux;
tout rayonnait, tout s'apaisait, tout aimait tout;
le soleil donnait à la création cette caresse, la
lumière; on percevait par tous les pores l'harmonie
qui se dégage de la douceur colossale des choses;
il y avait de la maternité dans l'infini; la création
est un prodige en plein épanouissement, elle complète
son énormité par sa bonté; il semblait que l'on
sentît quelqu'un d'invisible prendre ces mystérieuses
précautions qui dans le redoutable conflit des êtres
protègent les chétifs contre les forts; en même
temps, c'était beau; la splendeur égalait la mansuétude.
Le paysage, ineffablement assoupi, avait cette moire
magnifique que font sur les prairies et sur les rivières
les déplacements de l'ombre et de la clarté; les
fumées montaient vers les nuages, comme des rêveries
vers. des visions; de vols d'oiseaux
tourbillonnaient au-dessus de la Tourgue; les
hirondelles regardaient par les croisées, et
avaient l'air de venir voir si les enfants dormaient
bien. Ils étaient gracieusement groupés l'un sur
l'autre, immobiles, demi-nus, dans des poses
d'amours; ils étaient adorables et purs, à eux
trois ils n'avaient pas neuf ans, ils faisaient des
songes de paradis qui se reflétaient sur leurs
bouches en vagues sourires, Dieu leur parlait peut-être
à l'oreille, ils étaient ceux que toutes les
langues humaines appellent les faibles et les bénis,
ils étaient les innocents vénérables; tout
faisait silence comme si le souffle de leurs douces
poitrines était l'affaire de l'univers et était écouté
de la création entière, les feuilles ne
bruissaient pas, les herbes ne frissonnaient pas; il
semblait que le vaste monde étoilé retînt sa
respiration pour ne point troubler ces trois humbles
dormeurs angéliques, et rien n'était sublime comme
l'immense respect de la nature autour de cette
petitesse.
Le soleil allait se coucher et touchait presque à
l'horizon. Tout à coup, dans cette paix profonde,
éclata un éclair qui sortit de la forêt, puis un
bruit farouche. On venait de tirer un coup de canon.
(Vous trouverez également ce texte dans l'édition
de référence, pages 346 et 347 , Folio Classique,
n°3513)
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Un
plan à ce texte ?
Vouloir
donner, à toute force, un plan à ce texte reviendrait à le
nier: en effet, le mouvement d'un texte l'inscrit dans une
succession, dans l'apparition et la disparition, dans le temps
et sa violence.
Mais, il s'agit ici d'une plénitude donnée dès le début et
marquée par la répétition des imparfaits. Le bruit
farouche n'est qu'un éclair qui introduit le temps du
passé simple, qui zèbre la nature et disparaît tandis que
continue la profonde paix. Il s'agit donc, pour l'auteur, de
suspendre le temps et ses luttes sans fin, pour transmettre au
lecteur une impression d'éternité divine et de plénitude,
impression que donne la contemplation de la nature par un être
raisonnable sensiblement affecté. Voilà pourquoi le texte
s'ouvre par la plénitude des correspondance horizontales et
verticales mêlées.
-Hugo procède donc par juxtaposition de
touches et non par succession. Mais cette juxtaposition ne sépare
pas, elle est harmonie, union des contraires par un savant mélange.
-Dans la première phrase, on peut noter le nombre de
";"(7) . Les correspondances mêlent les sens et
l'esprit car tout est à la fois vivant et moral: chaque être
a, en quelque sorte, un degré d'âme. La première phrase se
termine par une transition qui mêle au juste le beau, ce qui
revient à mêler la première et la deuxième phrase: "en
même temps c'était beau".
-La deuxième phrase continue
l'exploitation des ";" et se termine sur la
protection et le sommeil des enfants.
-Troisième phrase quatre ";".
La
paix, suspension du temps,
succession exorcisée, contradiction
annulée par l'amour, dans l'harmonie d'un accord parfait de
l'immensité au chevet de la petitesse: l'énormité est mêlée
de bonté; le vaste monde étoilé retient sa respiration
devant le fruit de l'amour. Si la paix est profonde c'est que
l'amour divin réunit toute la création, comme les corps des
enfants sont mêlés . La paix est accord dans l'amour.
La forme du texte épouse parfaitement le fond. L'intuition de
la paix comme attitude maternelle de l'immensité est révélation
de la vie.
L'oxymore
est un opérateur de la paix,
dans la mesure ou il la signifie. C'est une alliance de
mots: ce qui paraissait pointu, ce qui paraissait
devoir se combattre, l'inexorable et l'impitoyable , se mêle
par la pitié, la morale qui réunira les adversaires dans la
contemplation émerveillée de l'enfance. (p 415,417,421,422)
Douceur colossale; énormité/bonté; splendeur
monumentale; ombre/clarté; immensité/petitesse; chétifs/forts
se mêlent par l'amour qui éclaire et qui réchauffe:
"donner" à la Nature une paix profonde.
Sur
le terme "mêlé". Ce
qui se mêle exclut la synthèse, le sacrifice qui appelle une
nouvelle contradiction et qui ne se dépasse que dans un
formalisme ruineux pour la vie, mais appelle comme un
immense baiser amoureux dans lequel se mêle librement ce qui
était distinct, farouche, la mer et la terre, l'homme et la
femme, ce qui paraît se contredire et s'équivaut par
l'immensité profonde. La paix est donc non pas le résultat
d'une lutte mais le résultat d'une figuration, le baiser,
dans laquelle paraît l'unité profonde de ce que Dieu
ne cesse de regarder: c'est aussi bien le fruit de l'amour que
de la pensée, un rayonnement qui harmonise la création précisément
parce que, comme création, elle est fondée sur une origine,
cette unité d'un rayon qui lui donne l'immensité. La plume
blanche, ce qui reste de Satan, est fécondée par un rayon
divin et devient alors liberté.
Extase: ce qui se mêle dans l'amour comme ce qui pense au
point de songer, s'élève en plongeant. L'amour est donc la
clé de la paix: amour tout à la fois amitié, pitié,
tendresse, souci, protection, caresse, maternité.
=="Poses
d'amour" = image picturale
d'angelots gracieux.
==La
plénitude de la nature exclut le
progrès et donc le panthéisme.
C'est
de l'homme que viendra le progrès. Grâce à l'homme la
fatalité sera vaincue. L'homme prend les forces de la nature
et cela marquera la victoire de l'esprit sur la matière.
N'ayons pas la naïveté de traiter Victor Hugo d'aveugle
devant le mal à l'œuvre dans la nature, il a bien remarqué
que les espèces s'entre-dévorent. Mais, malgré tout , il
fait un acte de foi: c'est le sens de ce texte.
"à
eux trois ils n'avaient pas neuf ans." 93
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