Renverser
l'anthropologie classique qui affirma la prééminence de l'âme
sur le corps c'est s'attaquer à cette suprématie de la
conscience que l'on identifie à toute forme de pensée. Pour
Nietzsche, l'erreur consiste à prendre la partie pour le tout,
le reflet pour le modèle , pour une essence ce qui n'est qu'une
abstraction taillée dans un tissu infiniment plus large: un
petit segment d'une énormité qui le déborde de partout: cette
immensité c'est la grande raison du corps.
Il
ne s'agit donc plus d'atteindre, à la manière de Bergson, la
conscience dans l'absolu des données immédiates car les données
immédiates sont ambiguës, multiples comme des phénomènes de
surface qui n'ont pas leur raison d'être en eux et qui prennent
leur sens d'une origine -mouvante- que seule une interprétation
permettrait de comprendre: "Ce qui pense, veut, sent en
nous. C'est un aboutissant." affirme
Nietzsche. c'est donc de l'origine de la conscience qu'il est
question dans ce texte. Quelle perspective nous permettra de la
comprendre?
La
conscience n’est en somme qu’(1) un réseau de
liens (2) entre les hommes, et elle n’aurait pu
prendre un autre développement (3). A vivre isolé,
telle une bête féroce l’homme aurait pu fort bien
s’en passer (4). Le fait que nos actes nos pensées,
nos sentiments, nos mouvements mêmes nous deviennent
conscients — tout au moins une partie de ceux-ci —
n’est
que le résultat du règne (5) effroyablement long
qu’un «tu dois» (6) a exercé sur l’homme; il
avait besoin, lui,
l’animal le plus menacé, d’aide, de protection,
il avait besoin
de son semblable, il fallait qu’il sût (7) se
rendre intelligible pour exprimer sa détresse — et
pour tout ceci il avait tout d’abord besoin de la conscience,
donc même, pour «savoir » ce qui lui faisait défaut,
pour « savoir » ce qu’il éprouvait,
pour « savoir » ce qu’il pensait. Car pour le dire
encore une fois: l’homme, comme toute créature
vivante, pense sans cesse, mais il l’ignore (8): la
pensée qui devient
consciente n’est
qu’une infime partie, disons la plus superficielle
(9), la plus médiocre (10), car seule cette
conscience se produit
en paroles
(11), c’est-à-dire
dans des signes
de communication par quoi se révèle d’elle-même
l’origine de la conscience."
Nietzsche, Le
Gai Savoir, V, 354 (traduction Klossowski, 10/18)
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1
= Ne ... que = seulement, rien que
cela: un instrument pour la satisfaction d'un besoin, quelque
chose de simplement utile qui permet d'échanger des valeurs
conventionnelles, (les mots étant comparables à des pièces de
monnaies), et constantes par des mots qui découpent la réalité
selon des sens déterminés et généraux: aveuglement par
rapport à la complexité réelle de ceux qui échangent par des
signes.
"A chacun suffirait peut-être, pour échanger la pensée
humaine de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en
silence, une pièce de monnaie" Mallarmé, fin de Crise
de vers. Le mot comme la pièce de monnaie étant signe d'échange,
de valeur constante.
2
= Réseau de liens = Ce qui relie,
ce qui permet et constitue un réseau de communication: la
conscience permet d'échanger ce qui sera compris, le
simple, l'abstrait, c'est à dire des égalités, des
similitudes. "Liens" suggère aussi à la fois le
troupeau et la dépendance des faibles qui ne peuvent se
conduirent eux-mêmes et dans leur détresse s'associent pour
une entraide et une protection mutuelle.
3
= Développement = Parce que l'homme vit en groupe. Comprendre
que pour l'auteur la conscience ne pouvait que se développer
comme réseau de communication dans la mesure où elle répond
au besoin . Se grouper n'est-il pas déjà un signe de
faiblesse?
Une
abstraction ne peut qu'être simplement utile. On distinguera
soigneusement la conscience et la raison.
4
= Sans passer = La bête de proie
ne compte que sur elle, sa capacité à chasser, sa force. Elle
se passe de la conscience et singulièrement de la conscience
morale, parce qu'elle n'en a pas besoin: comptant sur elle, elle
n'a rien à communiquer et se suffit. A vivre isolé....
5
= Règne = La conscience dans tous
ses états est le résultat d'un processus historique, d'une
pression constante d'un besoin. ( Si une invention apparaît
brusquement (le premier qui a enclos un terrain), cette rupture
a été préparée de manière insensible par des causes antécédentes
qui agissent sans relâche, pensait Rousseau)
6
= Tu dois = On peut aussi traduire
par "nécessité". En effet, avant l'apparition de la
conscience morale, il ne peut y avoir d'obligation. Tu dois
désigne donc ici la pression du besoin (la nécessité). Besoin
d'aide et d'échange, d'une protection mutuelle.
7
= Sût = Signifie ici: soit capable
de dire son besoin, de se rendre intelligible. Cette capacité
implique plusieurs prises de conscience, plusieurs
"savoirs". Pour être capable de communiquer, de se
rendre intelligible, l'homme a besoin de la conscience qui lui
fera apparaître sa faiblesse: cette faiblesse se manifeste
comme un manque, comme un sentiment, comme une pensée: pour
communiquer cela, il faut d'abord en prendre conscience. Pour
dire ce dont on a besoin, il faut savoir ce dont on a besoin: être
conscient.
8
= Il l'ignore = Bien comprendre que
si l'homme pense et qu'il l'ignore, cela signifie que la plupart
du temps, la pensée ne relève pas de la conscience (Les pensées
viennent quand elles veulent dit Rousseau).
9
= Superficielle = Dès lors la
conscience n'est qu'une partie de tout ce qu'il pense.
10
= Médiocre = En effet, le signe d'échange
nivelle, identifie, pour que tout le troupeau comprenne: plus
c'est simple, moins c'est complexe et différent, plus ce sera
compris et suivi comme un ordre. Nietzsche pense peut-être aux
ordres du maître qui s'adresse à un esclave.
11
= Paroles = Les paroles se
contentent d'émettre des simples signes d'échange, de
communication ce qui révèle l'origine de la conscience: la nécessité
de s'associer en échangeant, en disant ce dont on a besoin.
Pour
dire ce dont il manque, l'homme doit savoir ce dont il a besoin,
en être conscient et le communiquer par des mots. Parce qu'il a
pour origine une faiblesse, un manque, l'échange est intéressé
au simplement utile, un "moyen": pour être
intelligible il faut être plat: au point que la conscience et
le dire, pour l'auteur, excluent ce qui est personnel, unique,
individuel, créatif, au profit d'un monde de signes
impersonnels et propres à la foule: effectivement, très
souvent, tout le monde parle des mêmes choses comme s'il les
connaissait grâce aux mots, tout le monde rit en même temps,
s'indigne en cœur selon le tambour des instrument des moyens de
communication. La vie humaine se perd alors dans des échanges où
rien n'est échangé, où ce qui circule n'est que vent, signe
d'appartenance à une pensée unique qui permet à une
hiérarchie de faibles, cramponnée à une morale
hypocrite dont ils profitent, d'écraser les forts, ceux qui se
maîtrisent et qui créent des différences.
C'est
très souvent le cas. Est-ce toujours le cas ?
Ne faut-il pas distinguer être conscient et prendre
conscience? Celui qui prend conscience ne devient-il pas créateur?Et
la prise de conscience ne s'effectue-t-elle pas dans un
dialogue? Penser n'est-ce pas dialoguer?
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