Ce
texte oriente par son analyse vers une protestation contre une
perversion barbare de l'échange. Dans la réalité de la vie ce
qui est échangé c'est l'effort, la peine, le travail vivant à
l'origine des biens produits. Car la finalité de tout échange
ne peut être autre que l'usage pour la satisfaction des besoins
humains. Du même coup l'échange met essentiellement en
relation des vivants, des hommes qui portent le fruit de leur
travail dont ils évaluent immédiatement la valeur par le
sentiment de l'effort fourni. Mais cette évaluation est
subjective, leur est propre et leur reste propre.
L'échange
exige une évaluation objective, une mesure, comme simple moyen
de comparer les termes de l'échange: sans cette comparaison l'échange
ne peut avoir lieu. Pour que la vie puisse s'emparer des biens
qu'elle a produits à son usage, les hommes doivent aussi
mesurer la valeur de ces biens et les comptabiliser: donner à
voir l'invisible, épreuve de soi, force productrice du bien à
échanger. Il leur faut un instrument de mesure, pour mesurer ce
qui ne se voit pas, des signes d'échanges: ils
imaginent de simples équivalents du travail vivant des
quantités, des idéalités irréelles, qui seules peuvent se
comparer selon le plus, le moins ou l'égal.
La
monnaie, cette entité idéale fruit de
l'imagination, au départ simple instrument au service de l'échange,
comme une étiquette visible collée en place d'un
"pathos" invisible devient la fin de
l'échange, l'argent, quantité à laquelle il
est toujours possible d'ajouter une autre quantité dans une
course sans limites. Prenant alors le symbole pour la puissance,
les confondant au point d'oublier la vie, les hommes se
sacrifient au symbole et nourrissent alors une barbarie:
substituer le visible à l'invisible, remplacer le réel par de
l'irréel. Le but de la production devient alors l'argent selon
un processus économique qui, en se substituant au processus de
la vie, devient un processus de mort.
"Lorsque
pour la première fois des hommes s’avancèrent
lentement (1) les uns vers les autres, portant des
piles de peaux séchées, des sacs de grain ou de sel,
ils clignèrent (2) des yeux, car il leur fallait (3)
voir ce qu’on ne voit jamais le travail inclus (4)
dans ces marchandises, le
travail vivant. C’est pourquoi, à défaut de
cette praxis (5) subjective invisible, de l’effort
et de la peine de chacun, ils placèrent (6) devant
leur regard ce qu’ils imaginaient (7) être les équivalents
de cette peine et de cet effort, leur re-présentation
(8): tant (9) d’heures de travail, difficile ou
facile, qualifié ou non, comme on dira plus tard — bref
l’essence noématique (10)
du
travail, une essence spécifique de la cogitatio
en tant qu’essence transcendante. La réalité
économique tout entière, la réalité du monde (11)
où nous vivons, n’est ainsi que l’ensemble des équivalents
objectifs, idéaux et irréels, que les hommes ont
depuis toujours substitués à leur vie pour autant
qu’ils doivent être capables de l’évaluer,
d’en tenir une comptabilité."
Michel Henry, Phénoménologie matérielle, PUF, II,
page 134
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1
= lentement = L'échange est la
raison de la rencontre. lentement parce que chargés
du fruit de leur travail, mais aussi solennellement car ils se
présentent eux-mêmes comme force. L'échange détermine le
face à face entre des chasseurs/artisans, des
cultivateurs/cueilleurs et ceux qui ramassent.
2
= clignèrent = Pour mieux voir,
pour mieux évaluer ce qu'on leur propose et qui pourtant ne
peut se voir puisque sa valeur tient au travail vivant
invisible, à l'effort que chacun a éprouvé.
3
= fallait = C'est une nécessité
attachée à l'échange, pour que l'échange soit juste: mesurer
le travail vivant ou inventer une équivalence pour la
transaction. Pour mesurer il faut comparer et pour comparer il
faut voir.
4
= inclus = D'une certaine manière,
le travail comme force vivante a produit chacun des biens échangé,
il est inclus en eux au sens où il est impliqué: sans lui il
n'aurait rien mais ce qui est impliqué n'apparaît que
par son effet et non pas en lui même. Le travail vivant comme
épreuve de soi est , et était invisible
5
= praxis = Il s'agit du travail
vivant comme effort et peine, souffrance et joie de ce qui s'éprouve
soi même, se suffit, s'affecte soi même.
6
= placèrent = Ils placent, dans
l'espace donc, en face de leurs regards des équivalents, comme
celui qui, compte des objets différents, place devant son
esprit des égalités parfaites:1+1=2. Ainsi, ils obtiendront un
prix, un équivalent/monnaie.
7
= imaginaient = L'imagination
su-ppose, invente un substitut objectif: objectif idéal et irréel:
un équivalent c'est à dire une qualité supposée avoir la
même valeur que la peine et l'effort éprouvés, comme si
l'invisible pouvait être identifié à des idéalités
visibles.
8
= re-présentation = Une pseudo présentation
par un signe artificiel, mort, de ce qui est définitivement
absent, de ce qui principiellement ne se manifeste jamais dans
l'extériorité, dans la transcendance.
9
= tant = Présentation comme
quantité, puis mesure de la difficulté et degré de compétence
de l'ouvrier comme si tout cela n'était pas invisible.
10
= noématique = La nature du
travail considéré comme un objet: une pensée comme ce qui est
au bout d'un regard, ce qui s'oppose comme chose à l'acte de
transcendance d'une conscience.
11
= monde = La barbarie a fini par
tout envahir: la réalité n'est rien d'autre qu'une irréalité
morte qui s'oppose à la vie.
Mouvement
- Le texte commence par une procession solennelle vers
l'échange, la possibilité d'une rencontre où chacun présente
le fruit de son travail, se présente comme vivant; il se
termine dans la barbarie d'une vie confondue dans tous les sens
du terme. Quel paradoxe de vivre dans un monde qui nous
ressemble si peu et dans lequel la barbarie voudrait avoir
raison, voudrait nier la vie et même offusquer l'invisible !
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