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L' ÉCHANGE - Classes prépas -
      
 

L' échange, marche forcée à la barbarie.

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__________ Perspectives par J. Llapasset ___________

Ce texte oriente par son analyse vers une protestation contre une perversion barbare de l'échange. Dans la réalité de la vie ce qui est échangé c'est l'effort, la peine, le travail vivant à l'origine des biens produits. Car la finalité de tout échange ne peut être autre que l'usage pour la satisfaction des besoins humains. Du même coup l'échange met essentiellement en relation des vivants, des hommes qui portent le fruit de leur travail dont ils évaluent immédiatement la valeur par le sentiment de l'effort fourni. Mais cette évaluation est subjective, leur est propre et leur reste propre.

L'échange exige une évaluation objective, une mesure, comme simple moyen de comparer les termes de l'échange: sans cette comparaison l'échange ne peut avoir lieu. Pour que la vie puisse s'emparer des biens qu'elle a produits à son usage, les hommes doivent aussi mesurer la valeur de ces biens et les comptabiliser: donner à voir l'invisible, épreuve de soi, force productrice du bien à échanger. Il leur faut un instrument de mesure, pour mesurer ce qui ne se voit pas, des signes d'échanges: ils imaginent de simples équivalents du travail vivant des quantités, des idéalités irréelles, qui seules peuvent se comparer selon le plus, le moins ou l'égal.

La monnaie, cette entité idéale fruit de l'imagination, au départ simple instrument au service de l'échange, comme une étiquette visible collée en place d'un "pathos" invisible devient la fin de l'échange, l'argent, quantité à laquelle il est toujours possible d'ajouter une autre quantité dans une course sans limites. Prenant alors le symbole pour la puissance, les confondant au point d'oublier la vie, les hommes se sacrifient au symbole et nourrissent alors une barbarie: substituer le visible à l'invisible, remplacer le réel par de l'irréel. Le but de la production devient alors l'argent selon un processus économique qui, en se substituant au processus de la vie, devient un processus de mort.

  "Lorsque pour la première fois des hommes s’avancèrent lentement (1) les uns vers les autres, portant des piles de peaux séchées, des sacs de grain ou de sel, ils clignèrent (2) des yeux, car il leur fallait (3) voir ce qu’on ne voit jamais le travail inclus (4) dans ces marchandises, le travail vivant. C’est pourquoi, à défaut de cette praxis (5) subjective invisible, de l’effort et de la peine de chacun, ils placèrent (6) devant leur regard ce qu’ils imaginaient (7) être les équivalents de cette peine et de cet effort, leur re-présentation (8): tant (9) d’heures de travail, difficile ou facile, qualifié ou non, comme on dira plus tard — bref l’essence noématique (10) du travail, une essence spécifique de la cogitatio en tant qu’essence transcendante. La réalité économique tout entière, la réalité du monde (11) où nous vivons, n’est ainsi que l’ensemble des équivalents objectifs, idéaux et irréels, que les hommes ont depuis toujours substitués à leur vie pour autant qu’ils doivent être capables de l’évaluer, d’en tenir une comptabilité."
Michel Henry, Phénoménologie matérielle, PUF, II, page 134

1 = lentement = L'échange est la raison de la rencontre. lentement parce que chargés  du fruit de leur travail, mais aussi solennellement car ils se présentent eux-mêmes comme force. L'échange détermine le face à face entre des chasseurs/artisans, des cultivateurs/cueilleurs et ceux qui ramassent.

2 = clignèrent = Pour mieux voir, pour mieux évaluer ce qu'on leur propose et qui pourtant ne peut se voir puisque sa valeur tient au travail vivant invisible, à l'effort que chacun a éprouvé.

3 = fallait = C'est une nécessité attachée à l'échange, pour que l'échange soit juste: mesurer le travail vivant ou inventer une équivalence pour la transaction. Pour mesurer il faut comparer et pour comparer il faut voir.

4 = inclus = D'une certaine manière, le travail comme force vivante a produit chacun des biens échangé, il est inclus en eux au sens où il est impliqué: sans lui il n'aurait rien mais ce qui est impliqué  n'apparaît que par son effet et non pas en lui même. Le travail vivant comme épreuve de soi est , et était invisible

5 = praxis = Il s'agit du travail vivant comme effort et peine, souffrance et joie de ce qui s'éprouve soi même, se suffit, s'affecte soi même.

6 = placèrent = Ils placent, dans l'espace donc, en face de leurs regards des équivalents, comme celui qui, compte des objets différents, place devant son esprit des égalités parfaites:1+1=2. Ainsi, ils obtiendront un prix, un équivalent/monnaie.

7 = imaginaient = L'imagination su-ppose, invente un substitut objectif: objectif idéal et irréel: un équivalent c'est à dire une qualité supposée avoir la même valeur que la peine et l'effort éprouvés, comme si l'invisible pouvait être identifié à des idéalités visibles.

8 = re-présentation = Une pseudo présentation par un signe artificiel, mort, de ce qui est définitivement absent, de ce qui principiellement ne se manifeste jamais dans l'extériorité, dans la transcendance.

9 = tant = Présentation comme quantité, puis mesure de la difficulté et degré de compétence de l'ouvrier comme si tout cela n'était pas invisible.

10 = noématique = La nature du travail considéré comme un objet: une pensée comme ce qui est au bout d'un regard, ce qui s'oppose comme chose à l'acte de transcendance d'une conscience.

11 = monde = La barbarie a fini par tout envahir: la réalité n'est rien d'autre qu'une irréalité morte qui s'oppose à la vie.

Mouvement - Le texte commence par une procession solennelle vers l'échange, la possibilité d'une rencontre où chacun présente le fruit de son travail, se présente comme vivant; il se termine dans la barbarie d'une vie confondue dans tous les sens du terme. Quel paradoxe de vivre dans un monde qui nous ressemble si peu et dans lequel la barbarie voudrait avoir raison, voudrait nier la vie et même offusquer l'invisible !

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