Toujours
soucieux de dégager des structures rationnelles sans lesquelles
le discours ne serait que simplement narratif, Mauss n'oublie
pourtant jamais l'existence individuelle engagée dans des
processus de socialisation. L'abstraction ne lui fait jamais
perdre de vue la complexité de tout phénomène significatif,
qui, tel le don ou l'échange, renvoie au religieux, au
psychologique, à l'ordre du sentiment, comme à un réseau de
relations sans lequel rien d'humain ne peut être expliqué mais
avec lequel rien ne peut être compris. Il s'agit bien de tenir
les bouts de la chaîne d'un phénomène total, de ces
prestations totales de type agonistique (= sous forme de
concours comme dans un jeu public), où la structure
rationnelle nourrit et se nourrit des prestations de l'individu,
où l'individu se promène toujours dans un réseau de symboles
qui le relie étroitement à son groupe social et cela comme une
parole au sein d'une langue: en bon nageur.
L'échange
ne peut donc être réduit à la simplicité d'un calcul
abstrait, ni le don à un commencement absolu, qui a sa raison
d'être en soi. Le don et l'échange renvoient bien plutôt à
tous les aspects de la vie sociale selon une triple obligation:
donner => recevoir => rendre.
"Dans les
économies et dans les droits qui ont précédé les nôtres,
on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges
de biens, de richesses et de produits au cours d'un
marché passé entre les individus.
D'abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des
collectivités qui s'obligent mutuellement, échangent
et contractent; les personnes présentes au contrat
sont des personnes morales: clans, tribus, familles,
qui s'affrontent et s'opposent soit en groupes se
faisant face sur le terrain même, soit par l'intermédiaire
de leurs chefs, soit de ces deux façons à la fois.
De plus, ce qu'ils échangent, ce ne sont pas
exclusivement des biens et des richesses, des meubles
et des immeubles, des choses utiles économiquement.
Ce sont avant tout des politesses, des festins, des
rites, des services militaires, des femmes, des
enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le
marché n'est qu'un des moments et où la circulation
des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat
beaucoup plus général et beaucoup plus permanent.
Enfin, ces prestations et contre-prestations
s'engagent sous une forme plutôt volontaire, par des
présents, des cadeaux, bien qu'elles soient au fond
rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée
ou publique. Nous avons proposé d'appeler tout ceci
le système des prestations totales."
Marcel Mauss, Essai sur le Don, dans
Sociologie et Anthropologie, Quadrige, PUF, page 150
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C'est
dire que les échanges sous forme de dons sont nécessairement
collectifs, obligatoires et, qu'ils
engagent beaucoup plus que la simple économie
d'un calcul abstrait. C'est tout le réseau des relations
humaines que concerne le cours de tels échanges.
L'échange ne serait-il alors que la sublimation de la guerre
civile ?
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