Le
marché n'est pas l'ennemi : ce n'est qu'une procédure qui
organise les échanges. L'expérience a montré que les régimes
dits " d'économie administrée " étaient moins
efficaces sur ce plan. Le véritable adversaire n'est pas le
marché, mais l'individualisme marchand. Face au paradigme
individualiste, le personnalisme affirme que l'économie du
marché libre ne peut se vouloir authentiquement "
politique " que si l'éthique, qui est une dimension
essentielle de l'art de gouverner, est intégrée au cœur de
ses mécanismes. On le voit du reste avec les crises qui ont
frappé le secteur agricole (celles de la " vache folle
" et, plus récemment en Belgique, de la dioxine). Avant
d'évoquer les dysfonctionnements imputables aux pouvoirs
publics (les carences du contrôle), ne faudrait-il pas considérer
les errements commis par certains acteurs du marché, en proie
à la quête effrénée du gain à tout prix ?
Le paradigme individualiste et son idéologie sont ici en
cause. Dans ce monde-là, l'homme est perçu comme un être
d'intérêts, qui choisit toujours ce qu'il préfère et qui
préfère toujours ce qui lui est utile. Telle est la logique
de l'homo oeconomicus, celle d'un homo " egonomicus
". Pour le personnalisme, il faut sortir de la mythologie
de la société conçue comme une fourmilière tout entière
consacrée à ses productions et ses consommations, sans réflexion
sur ses finalités éthiques. Il n'y a pas que des déficits
budgétaires à réduire. L'absence de réflexion et de débat
sur les choix de consommation et de production, tant
individuels que collectifs, constitue un véritable problème
idéologique. On peut y voir la cause d'autres
dysfonctionnements majeurs, en particulier ceux qui frappent
le marché du travail (le chômage) et le travail tout court,
comme réalité humaine trop souvent aliénée (" gagner
sa vie en la perdant ") .
La conception personnaliste de l'Etat
La première modernité nous a légué deux grandes
conceptions de l'Etat : celle de " l'Etat minimaliste
" (modèle libéral) et celle de " l'Etat
constructiviste " (modèle du socialisme d'Etat). Ces modèles
ont en commun l'idée d'un Etat qui se situe en face de la
société, comme un corps étranger. Un principe de séparation
s'applique à lui. L'Etat forme comme une île artificielle,
placée au-dessus de la masse indistincte des hommes.
Le cousinage qu'entretiennent ces deux modèles remonte à
leur soubassement anthropologique commun, à savoir le
paradigme individualiste, cet héritage de la première
modernité.
Le modèle de l'Etat minimaliste repose complètement sur ce
paradigme qui témoigne d'une compréhension de l'homme aussi
pessimiste que tronquée. Mais cette vision négative est
puissamment compensée par un optimisme sociétal dont
l'assise réside dans la foi indéfectible dans les vertus du
marché. La guerre économique de tous contre tous se déroule
dans l'exaltation compétitive, grâce aussi à l'Etat-gendarme
dont la fonction est de combattre les penchants excessivement
violents des individus.
En revanche, le modèle constructiviste, qui est apparu plus
tardivement, témoigne d'une méfiance envers le marché.
C'est qu'entre-temps, on a constaté que la guerre n'était
pas si joyeuse, au vu des dégâts sociaux engendrés. Mais on
ne considère pas l'homme comme meilleur pour autant, que du
contraire. Le socle anthropologique que constitue le paradigme
individualiste n'est nullement renversé. Il serait plutôt
confirmé. Cette confirmation exprime toutefois une sorte de
conscience malheureuse . C'est pourquoi l'action de l'Etat
doit consister à lutter contre l'homme. Il s'agira de le
corriger autoritairement afin de le rendre digne du destin qui
attend l'Humanité. Selon cette conception, l'être humain
ordinaire mériterait donc amplement le régime de minorité
renforcée auquel le soumet l'Etat constructiviste.
S'inspirant d'une conception du sujet humain radicalement différente,
c'est dans une tout autre perspective que s'inscrit la
conception personnaliste de l'Etat. Certes, jusqu'à présent,
l'originalité de cette approche n'est pas apparue avec une
clarté suffisante. C'est que l'option personnaliste s'est
d'abord affirmée dans des combats défensifs, dans la mesure
où elle ne pouvait guère se retrouver dans les modèles de
l'Etat fondés sur une conception de l'homme qui lui demeurait
étrangère.
Vers la
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n'est pas le marché mais l'individualisme marchand (2)
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