On
distinguera d'abord la mémoire et l'histoire. Dans ses Mémoires,
Chateaubriand contribue à faire l'histoire dans
laquelle il était engagé en pensant son engagement, son
insertion dans le hasard et la nécessité d'événements
qu'il n'a pas voulus.
Par
la mémoire il produit une oeuvre de représentations
sensibles à partir d'une suite d'expériences sensibles. Sa mémoire
lui présente des souvenirs d'une suite d'expériences uniques
qui lui permettent de raconter en fonction de ses souvenirs
une histoire originale, celle d'un vivant.
Au contraire l'histoire réfléchissante s'accomplit par l'élaboration
d'une représentation rationnelle en rupture avec la mémoire.
Il
s'agit moins de se souvenir que de relier par la magie du
verbe ce qui a eu lieu et ce qui s'enchaîne.
En elles-mêmes les Mémoires ne sont pas un effort pour
penser l'histoire mais pour la raconter, même si une pensée
de l'histoire à partir d'elles surgit au fil des mémoires.
L'effort pour penser l'histoire se trouvera plus particulièrement
dans les dernières pages de l'oeuvre car l'oiseau de Minerve
ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit dans l'espoir
d'une aurore d'éternité. |
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Pour
penser l'histoire il faudrait pouvoir édifier un objet mental
ayant une intelligibilité intrinsèque: un ordre qui lui
appartient essentiellement. Il faut cette distance, cette
solution de continuité entre les témoins, les acteurs et
ceux qui refont l'histoire en lui donnant un sens. Parce que
la rationalité vise l'universel objectif, l'effort ne saurait
se nourrir de la particularité subjective des souvenirs d'une
histoire originale d'un acteur ou d'un témoin. Penser
l'histoire, ce n'est pas se souvenir, mais juger de ce dont on
se souvient: élaguer, choisir ce dont on a décidé de
l'importance: mettre en évidence certains événements, leur
assigner une place dans un enchaînements, expliquer leur
enchaînement pour souligner une cohérence entre eux et une
fin, la fin de l'histoire.
On
pourra donc prendre soin de distinguer ce qui, dans le
magnifique texte de Chateaubriand relève de l'oeuvre de mémoire,
de la représentation sensible où excelle la littérature, et
ce qui relève de l'histoire réfléchissante découvrant ou
inventant l'intelligibilité intrinsèque d'un devenir passé.
Or
pour Chateaubriand (comme pour Hegel) la suite des événements,
leur succession dans le devenir historique, ne permet pas de
cerner une intelligibilité: un spectacle désolant, une vallée
de larmes, défient l'ordre. Ce n'est donc pas dans le devenir
lui même que l'auteur cherchera l'intelligibilité, mais par
l'invention d'une autre terme extérieur qui donne un sens au
devenir.
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