"Je
me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de
deux fleuves; j'ai plongé dans leurs eaux troublées m'éloignant
à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance
vers une rive inconnue." (dernières pages des Mémoires)
Au
confluent de deux fleuves: les courants semblent se
combattre, hésiter et parfois même refluer, un peu comme une
contre révolution victorieuse.
Je
me suis rencontré: je me suis trouvé mais peut-être
j'ai accédé à la conscience de soi, de ma dignité.
J'ai
plongé: avec courage, je me suis plongé dans le
flux qui m'entraînait inexorablement, dans le devenir de
l'histoire présente, celui que je vivais.
M'éloignant
à regret: emporté malgré ma nostalgie de l'Ancien
Régime, sans essayer de remonter le courant.
Vieux
rivage: vieux parce que dépassé par le changement
qui accompagne le déroulement du temps et l'action des
hommes.
Je
suis né: je suis entré dans le temps de mon
histoire. A l'horizon de la naissance, il y a le rivage
inconnu de la mort.
Nageant:
il n'y a pas de pensée de l'histoire qui ne soit orientée
vers l'action, la nage symbolisant l'engagement et la liberté
de choisir sa direction.
Avec
espérance: il se s'agit pas de l'espoir qui maudit
le présent mais de l'espérance qui à travers le présent
illumine l'avenir.
Rive:
où il pourra enfin accoster pour se reposer.
C'est la
fin dans tous les sens du terme. Sa propre fin
et, puisque l'histoire continue, la fin de l'histoire. Il
entrera dans l'éternité "le crucifix à la main".
Comprendre que dans sa foi il croit que le Christ a vaincu la
mort. |
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C'est
dire que l'histoire semble s'accélérer, l'Ancien Régime s'éloignant,
un autre monde naissant. Dans les soubresauts, les remous, les
certitudes et les incertitudes, Chateaubriand noue sa propre
aventure, au coeur du devenir des hommes. Embarqué dans un
devenir bouillonnant, acteur, autant qu'il peut de ce devenir,
comment Chateaubriand aurait-il pu être indifférent à son
passé qui l'a fait ce qu'il est et à l'avenir qui se profile
comme une promesse de progrès social ? Comment aurait-il pu
rester insensible à l'écoulement du temps et à l'apparition
de cette vague de sensibilité qui irrigue littérature,
musique et peinture?
Quand
l'histoire coule comme un long fleuve tranquille, selon le
rythme régulier de la répétition d'un temps fort, bercé
par le retour du même, l'attention peut se changer en indifférence.
Mais quand l'histoire tâtonne, hoquette, dans un va et vient
de la Révolution au Directoire, du Directoire au Consulat
puis à l'Empire, de l'Empire à Louis XVIII, de Louis XVIII
à Charles X et de Charles X à Louis Philippe, comment
l'attention de Chateaubriand ne serait-elle pas sans cesse
sollicitée, comment l'esprit de liberté ne se sentirait-il
pas appelé à penser l'histoire, ce mouvement qui défie
l'esprit et les calculs de la raison et qui pourtant a un
sens?
Fasciné
par le passé qui n'est plus, auquel il s'arrache,
Chateaubriand pense l'histoire en peignant les instants qui se
succèdent et s'enchaînent, y trouvant des raisons d'espérer:
"Le vieil ordre européen expire".
C'est
dans le monde à venir que le monde trouvera son salut car les
inégalités tolérées par ceux qui en souffrent, les
pauvres.
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