On le sait, le progrès de la science tient à son postulat
d'objectivité qui entraîne la mathématisation des théories
(ensemble d'hypothèses), ce qui permet la déduction d'une
prévision (observation théorique mesurable) et l'expérimentation
pour comparer la mesure prévue à la mesure réelle obtenue. C'est
dire que, dans une telle perspective, le progrès de la science
implique non seulement la méthode quantitative (réduction à la
quantité) mais aussi l'expérimentation.
Or la méthode quantitative et l'expérimentation posent des
problèmes dans la pratique médicale, des problèmes
épistémologiques et des problèmes d'éthique:
- La
réflexion sur la science quantitative relève en effet qu'elle exclut les
concepts qualitatifs en réduisant tout à la mesure, que son efficacité
est inversement proportionnelle aux nombres de concepts qualitatifs
qu'elle ignore.
- L'éthique s'interroge sur la pente qui conduira à traiter le patient
comme un objet d'expérimentation, pour sauver de nombreuses vies ...
cette interrogation suffit à distinguer l'éthique de la morale: la
morale ne s'interroge pas mais commande universellement, a priori,
catégoriquement, quel que soit l'espace ou le temps, quel que soit le
contexte: elle n'entrera pas dans la justification de l'excision en
fonction d'un contexte culturel.
La question que pose l'éthique est la suivante: le rationnel est-il
conforme aux fins que la société estime souhaitables.
En bref, l'épistémologie nous révèle que la réduction au quantitatif
peut certes faire progresser la science, mais, dans la pratique et
singulièrement dans la pratique médicale, elle peut obtenir exactement
le contraire de l'effet attendu puisqu'elle néglige les concepts qualitatifs. L'éthique fait apparaître que l'expérimentation demande
à être encadrée, et tend donc à l'établissement de normes dont des
institutions tenteront d'assurer le respect: il s'agit bien ici de
normativité médicale.
L'intérêt de l'ouvrage de Canguilhem c'est de dénoncer la réduction du
pathologique au physiologique et d'établir le rapport entre le normal et
le pathologique: faire apparaître que le pathologique est le résultat
d'une qualification (consciente ou inconsciente) qui est fonction d'une norme
sans laquelle parler de plus ou de moins n'a pas de sens: voilà ce
qui sauve l'individu ou ce qui devrait le sauver dans toute pratique
médicale.
Comme on l'a fait remarquer, à propos des
idées de Broussais,
c'est par rapport à une norme que l'on peut parler, dans l'ordre de fonctions et des besoins physiologiques, de plus et de moins.
L'hydratation des tissus est, par exemple, un fait susceptible de plus et de moins; la teneur du sang en calcium également. Ces résultats
quantitativement différents n'auraient aucune qualité, aucune valeur, dans un laboratoire, si ce laboratoire n'avait aucun rapport avec un hôpital ou une clinique, dans lesquels ces résultats prendront valeur ou non d'urémie, valeur ou non de tétanie.
Parce que la physiologie est
l'interférence du laboratoire et de la clinique, deux points de vue sur
les phénomènes biologiques y sont adoptés, mais cela ne veut pas dire qu'ils puissent se confondre. Substituer à un contraste qualitatif une progression quantitative ce n'est pas pour autant annuler cette
opposition.
Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966, page 67 |
Du point de vue strict de la quantité normal et pathologique ne
diffèrent pas puisqu'ils sont réduits à une commune mesure: on les a
rendus homogènes. De ce point de vue le pathologique ne diffère donc du
normal que par une différence quantitative: ainsi on croit différencier
de manière incontestable le sain et le pathologique par une simple
différence, par exemple de teneur en glucose en ce qui concerne le
diabète.
Mais, cela revient à ignorer les concepts qualitatifs, à réduire le
pathologique au physiologique, le pathologique n'étant qu'une variation
de l'état physiologique.
Lorsqu'on dit que la quantité se change en qualité, on quitte la science
et on utilise un concept philosophique: en fait on a mis inconsciemment la
qualité dans la quantité, ce qui permet de la faire surgir au bon
moment. Demandons-nous à partir de quand un homme est chauve: à partir
de quel nombre exact de cheveux tombés ...
Cela revient à dire que normal et pathologique n'ont aucun sens à
l'échelle où l'objet biologique est décomposé en équilibres
colloïdaux et en solutions ionisées. Le qualifier de normal et de
pathologique c'est lui donner une qualité qu'il n'a pas en lui même,
qu'il ne peut avoir puisqu'il est connaissance réduite au quantitatif.
Le plus et le moins commencent à exister (être pour quelqu'un) quand ils
sont mis en rapport avec une norme qui permet toujours d'apprécier, de
juger, d'approuver ou de désapprouver. La norme est une uniformité
partagée: urémie, tétanie ...
Il faut donc se garder de mêler le point de vue mécaniste déterministe
du quantitatif et le point de vue qualitatif comme appréciation concrète des
différences.
Comprenons que ceux qui veulent rester aveugles au qualitatif dans leur
pratique (omission de entretien préalable à tout diagnostic), ceux qui se
précipitent sur les examens biologiques, sont le plus souvent condamnés
à l'échec dans leur pratique. C'est qu'ils ont décidé de rester
aveugle à des phénomènes nécessaires à l'établissement d'un diagnostic bien
ajusté au patient. Le bon spécialiste sera celui qui après avoir
regardé le dossier posera cette question, apparemment surprenante:
qu'attendez-vous de moi?
Demander à un patient ce qu'il attend c'est se préparer à recevoir un
point de vue subjectif qui peut être très éclairant.
Parce que les concepts de normal et de pathologique sont nécessaires il
faut renoncer à les déterminer par la seule méthode quantitative , par
une mesure qui
n'est pas homogène à la norme, et qui prend son sens de la norme.
Joseph
Llapasset ©
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