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MARE NOSTRUM

Phéniciens et Grecs en Méditerranée et sur le littoral provençal.

Jean Bernardi, professeur de Lettres Classiques à la Sorbonne.

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Après cette démonstration, je vais essayer de vous l'apporter en ce qui concerne trois localités: Port d'Alon - Marseille -  Cassis

1- Port d'Alon

  Entre les Lecques et Bandol se situe une petite crique nommée aujourd'hui Port d'Alon. Des géographes grecs la mentionnaient sous le nom d'Alônis, en précisant que la crique était précédée d'un îlot. De nos jours, l'île n'existe plus, mais on trouve à sa place, juste à l'entrée de la calanque, un haut fond qui a à peu près 300 mètres de diamètre et qui se situe à environ 60 cm du niveau actuel de la mer. Nous nous trouvons devant un site qui correspond bien à ceux que les marins de l'Antiquité affectionnaient. 
Le nom d'Alonis n'ayant aucune espèce de signification en grec, on est fondé à se demander s'il ne s'agit pas d'un héritage des marins phéniciens. Dans sa pièce intitulée Pœnulus (c'est à dire "Le petit Carthaginois", le comique latin Plaute met en scène un malheureux carthaginois égaré dans Rome. Il lui prête une longue tirade rédigée dans un sabir qui mélange des mots puniques (c'est à dire carthaginois) à des mots latins. C'est ainsi que le personnage invoque les alonim et les alonoth, autrement dit les dieux et les déesses. "Alon" signifie "dieu". On retrouve d'ailleurs ce mot en d'autres lieux. Le plus proche de nous se situe au voisinage maritime de Montpellier. Dans le nom de Maguelonne, on retrouve magdal alon, la "forteresse du dieu". Plus connue est Barcelone, autrement dit baraka Alon, " la bénédiction du dieu".

   Mais il y a plus important et plus intéressant dans notre voisinage que les domaines du dieu Alon.


2- Marseille

Le nom latin de Marseille était Massilia, mais les Grecs l'appelaient auparavant d'une façon un peu différente Massalia. Un tel mot n'a aucune signification en grec, ce qui me donne à penser qu'il s'agit, là encore, d'un emprunt. Autrement dit, les marins grecs qui ont abordé les premiers sur ce rivage lui ont conservé le nom que les occupants du lieu lui avaient attribué. D'après la légende, il s'agissait d'une peuplade ligure. Le parler des Ligures n'a laissé aucune trace écrite. En principe, on ne peut écarter absolument cette hypothèse, mais elle est parfaitement invérifiable.

Sauf qu'une autre hypothèse se présente à l'esprit. Je l'ai proposée en 1988 dans un colloque scientifique qui se tenait à l'université de Montpellier. J'évoquais toute une série de noms grecs de lieux ou de personnes qui constituent visiblement des emprunts du grec à une langue sémitique. Le nom de Massalia n'était qu'un des éléments d'une liste bien fournie.
   On reconnaît dans le mot "Massalia" la racine sémitique tsll, qui signifie "faire de l'ombre", d'où "protéger". La syllabe ma- qui est à l'initiale du mot, caractérise les participes actifs et elle forme des noms communs. Quant au double s, il transcrit constamment en grec le ts sémitique. Massalia signifie "qui protège, protecteur". C'est le lieu lui-même qui est protecteur. 

Quant à la finale -ia, on peut penser qu'elle a été ajoutée par les Grecs sur le modèle de quantité de mots similaires comme Syria ou Sikelia, dont nous avons fait Syrie ou Sicile. 

  • Néanmoins, une autre perspective m'est venue à l'esprit. J'ai beaucoup hésité à la rendre publique parce que l'hypothèse est encore fragile et parce qu'elle entraîne des conséquences qui ne sont pas minces. Voici. 

   Aucun des noms de lieux ou de personnes sémitiques connus de nous ne se limite à un seul mot. Ils expriment une affirmation : Carthage est "La ville neuve". Presque toujours, il s'agit de noms "théophores", c'est à dire porteurs du nom d'une divinité dont on affirme telle ou telle qualité. A Carthage, on célèbre le plus souvent Baal. Le nom d'Hannibal signifie "Baal m'a fait grâce". En ce qui concerne les noms de lieux, il en va de même, comme nous venons de le voir à propos de Maguelonne ou Barcelonne.
En ce qui concerne Marseille, si "Matsal" signifie "protecteur", on s'attend à entendre le nom du dieu qui accorde sa protection en ce lieu . Il se trouve que le dieu Iah est parfaitement connu de nous. Qui ne connaît la formule Alleluia? En hébreu, elle signifie "Louez Iah!". Le nom du Dieu d'Israël se présente sous plusieurs formes en hébreu: c'est le plus souvent Yahveh, mais ce peut être Yo, Yao, Yaou ou encore Ya. Ces variations correspondent à autant de dialectes locaux. Il me semble possible, mais non certain, que le nom du Dieu d'Israël se retrouve, non seulement dans le nom de Massalia, mais encore dans celui de la Sicile.
   Si cette hypothèse se confirmait, les premiers marins débarqués à Marseille ou en Sicile auraient été originaires de la tribu de Nephtali ou de celle de Zabulon, voisines de Tyr et de Sidon. J'ajoute que l'affirmation de ce patronage divin ne garantit nullement le monothéisme des intéressés.

   Quoi qu'il en soit, les marins venus de Phocée au VIe siècle avant. J-C. ont évincé un groupe de Phéniciens venus de Carthage ou directement de Phénicie. Quelque chose du souvenir de ces Orientaux a subsisté dans le nom de Gyptis donné par la légende à la fille du chef ligure qui aurait épousé le premier des Grecs débarqués. Le nom de Gyptis n'est qu'une déformation populaire du mot grec qui signifie "égyptienne". Quant au grec Prôtis, son nom relève de deux interprétations. Ce nom pourrait recouvrir tout banalement le grec prôtos qui signifie "le premier", mais il évoque également le dieu Protée localisé par la légende sur la côte égyptienne. (voir l'Hélène d'Euripide).
   Il n'est pas exclu que, dans un premier temps, des sémites venus des parages de Tyr se soient implantés quelque part sur la côte égyptienne. Des navigateurs partis de ce lieu pourraient dans un second temps s'être lancés dans l'exploration de la Méditerranée occidentale. Mais tout cela reste parfaitement hypothétique.

3-  Cassis

   Il suffit de jeter les yeux sur le port de Cassis et sur ses environs pour penser que Phéniciens et Grecs n'ont pu s'empêcher d'utiliser un site si propre à servir de refuge ou d'escale sur la route de Marseille. On pense évidemment aux calanques de Port-Miou, d'En Vau et de Port-Pin, mais aussi au port même de Cassis. Avant la construction de sa jetée, il était fermé par des îlots. Il s'allongeait en forme d'entonnoir vers l'entrée de la grand rue actuelle, et on pouvait tirer là des navires au sec sur la grève, entre le bar de la Marine et l'hôtel Lieutaud. Surtout, l'escarpement que nous appelons le château se dressait tout près. Il permettait de se retrancher en cas de besoin et de mettre des marchandises à l'abri. Il possédait de l'eau douce. Un tel site n'a pas pu rester inutilisé par les navigateurs de l'Antiquité.

   Il y a peu de chances que les archéologues retrouvent jamais la moindre trace du passage des Phéniciens sur le site du château de Cassis. Ils l'ont occupé trop peu de temps et d'une façon trop superficielle. Mais ce que l'archéologie ne peut guère nous apprendre, la philologie (c'est à dire l'analyse scientifique de la forme même des mots) est susceptible de le faire.
   Ces Phéniciens que je suppose avoir précédé les Grecs sur le site de Cassis, de quel nom l'appelaient-ils dans leur langue ? La plus ancienne forme du nom de Cassis est attestée par un texte géographique latin connu sous le titre d'Itinéraire Antonin. Il signale l'existence d'un Carsicis portus.
   Le mot CARSICIS est une forme latinisée d'un mot orné d'une finale grecque -IS, commune à beaucoup de mots. Nous avons vu que l'Alon des Phéniciens était devenu Alonis en grec. Pour expliquer l'essentiel du mot CARSICIS, je propose d'y discerner deux éléments distincts. 
   La syllabe CAR correspond au sémitique QART, qui signifie "ville". Le mot figure dans le nom de Carthage, mais il sert aussi à désigner un grand nombre de localités souvent modestes.
Ce mot phénicien se retrouve en hébreu sous la forme qiryat. Il est à noter que la lettre initiale du mot qart n'est pas celle qui correspond dans l'alphabet sémitique à notre C, mais un qof, c'est à dire un K prononcé du fond de la gorge. C'est ce qui explique la curieuse orthographe de l'inscription latine qui se trouve au musée de Cassis.    On y lit TUTELÆ CHARSITANÆ, avec un CH, et non un C, au début du mot. L'auteur de l'inscription, qui était probablement un indigène, s'est efforcé de rendre la prononciation locale du mot en ajoutant une aspiration à la consonne C. L'auteur de l' Itinéraire Antonin , qui n'avait fait que passer à Cassis, n'avait aucune raison d'être aussi précis. C'est pourquoi il a écrit Carsicis avec un C.
Reste un dernier élément, devenu en latin populaire SIC.
   Il existe une racine sémitique SK(K) qui admet facilement une voyelle I interne dans la conjugaison. Plusieurs mots dérivent de cette racine. Son sens est clair : il s'agit de barricader une maison ou un site. Le nom de Cassis contient à l'origine une référence à ce que nous appelons le château.
   On aboutit à une forme primitive du type Qart sik, c'est à dire "ville barricadée". Un dernier détail technique : le groupe de consonnes TS est absolument étranger au grec ancien. Il aboutit normalement en grec à SS, comme dans Massalia. Massalia était une grande ville dont le nom était conservé par de nombreux textes écrits : il conserve donc ses deux S. Le nom de la petite bourgade de Carsicis n'a pas eu la même histoire. Recueilli oralement par l'auteur de l'Itinéraire Antonin , il est devenu le plus naturellement du monde sous sa plume Carsicis, avec un unique S.

   Cassis serait donc, à sa toute première origine, un fort maritime dû à l'initiative de navigateurs phéniciens sur la route de Massalia. La future grande cité et son très modeste satellite ont eu le même sort : tomber assez vite aux mains des Grecs, puis, bien plus tard, dans celles des Romains.

   Si je ne me suis pas trompé, Cassis pourrait donc célébrer ses anniversaires en même temps que Marseille.

Causerie donnée à Cassis,  par Jean Bernardi, professeur de Lettres Classiques à la Sorbonne.

=> Cuisine de Grèce

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I - Rappel Historique. - 
II. Les Phéniciens et Carthage.
III. Les implantations grecques sur le littoral provençal.
IV - Exemples:  Port d'Alon - Marseille -  Cassis

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