La tragédie
athénienne peut-elle être considérée comme une source pour létude des
questions qui sont au centre de ce colloque : LÉtranger dans le monde
grec ? Il y a près dun siècle, Michel Clerc, dans sa classique
monographie sur Les Métèques athéniens, répondait résolument : non, en
critiquant Ulrich von Wilamowitz qui avait dit le contraire :
« Nous ne ferons aucun usage de ces passages des poètes tragiques ; le mot
métoikos est presque toujours employé avec une acception beaucoup plus large et plus
vague que celle quil a dans la langue officielle. De plus, la nature même des
événements dont ils traitent fait que tout rapprochement avec ce qui se passait dans la
vie réelle est inexact ou forcé ».
A lire les travaux
qui se sont développés depuis, notamment ceux de Philippe Gauthier, David Whitehead,
Claude Vatin, Marie-Françoise Baslez, Benedetto Bravo, Mogens Herman Hansen,
sans parler de ceux qui ont pris la tragédie comme objet principal de leur
enquête et sans oublier ceux qui ont été présentés, à Nancy, lors dun
premier colloque sur LÉtranger dans le monde grec, on ne saurait
dire que la doctrine de Michel Clerc se soit imposée. Tous ces travaux sefforcent
dintégrer directement les sources tragiques et font les rapprochements qui
simposent entre les diverses catégories de sources.
Ainsi Raoul Lonis
a-t-il pu, à bon droit, rapprocher un récit dHérodote (VI, 70) exposant
comment les Lacédémoniens tentèrent de mettre la main, par delà leurs frontières, sur
leur roi Démarate qui sétait exilé et qui finira par rejoindre Xerxès, et un
passage des Héraclides dEuripide (139-143) où le héraut,
représentant le roi dArgos, se réclame de ce même droit de mainmise dune
cité grecque sur les siens, alors même quils se trouvent hors de leurs
frontières. Reste que, comme le savent la plupart des savants que jai
cités, la langue tragique nest pas celle des documents de la pratique juridique et
politique, quoiquelle y fasse référence. Philippe Gauthier, par exemple,
a bien montré que le proxenos des Suppliantes dEschyle nest
pas le proxène classique.
Les filles de Danaos sont des Égyptiennes, et lÉgypte
nest évidemment pas une cité qui puisse avoir un proxène qui la représente à
Argos. Elles se réclament dune origine argienne, mais cette ascendance
nimplique pas non plus le droit à un proxène. Encore sagit-il là
dun mot qui est effectivement employé dans les documents, dans la pratique et dans
la langue du drame, mais des auteurs tragiques forgent leur propre langue. À quelle
réalité juridique renvoie, par exemple, un mot comme apoxenos ? Créé
peut-être par Eschyle où il renvoie au double exil dOreste, réutilisé par le
même Eschyle, à propos des Érinyes, il sert à Sophocle pour qualifier un port
inhospitalier.
Posons au sujet de
ce vocabulaire tragique quelques questions simples. Il est clair que lorsquEschyle
et à sa suite Euripide font de lArcadien Parthénopée, fils dAtalante, un
métèque à Argos, ils renvoient très directement à linstitution
athénienne. En revanche, Antigone, dans la pièce de Sophocle, même si elle se compare
à létrangère phrygienne Niobé (824), ne devient métèque, entre le pays
des morts et celui des vivants (850-852), que métaphoriquement.
Prenons un autre
exemple. Quel est le statut, à Corinthe, puis à Athènes, de la Médée
dEuripide, cette héritière barbare dune figure qui, à lorigine, fut
peut-être grecque? Menacée par Créon, le roi, dêtre jetée
hors des frontières de Corinthe (gaias termonon exo, 276), Médée est apolis
(255-644), alors que Jason a désormais une citoyenneté. Mais à aucun moment, il
nest question dun passage par le statut de métèque. Quand Créon fait grâce
aux enfants de Jason et Médée, ceux-ci ont désormais une cité et une
maison (1021-1022). En revanche, à Athènes, dans la mesure où Égée sengage
à être son proxène comme lest
Pélasgos pour les Danaïdes dans les Suppliantes dEschyle, peut-être
peut-on parler dune entrée de Médée comme métèque dans la cité
athénienne? Encore faut-il noter quÉgée est contraint de prêter un serment
de ne jamais chasser son hôtesse, qui na évidemment aucun correspondant
dans la vie des métèques à Athènes.
Soyons donc
prudents, mais efforçons-nous aussi, au moins idéalement, dêtre complets, je veux
dire de traiter lensemble du corpus tragique qui nous est parvenu, trente-deux
tragédies auxquelles on peut, sans inconvénient majeur, ajouter le Cyclope
seul drame satyrique à nous être parvenu intact et de traiter précisément
ce corpus comme un ensemble.
Il est remarquable que ces tragédies traitent toutes, soit du
jugement, à Athènes, dun étranger, Oreste, soit de laccueil réservé par
Athènes à un ou des étrangers suppliants et menacés par leurs concitoyens ou par les
hommes dune cité ennemie. Si lon prend maintenant lensemble du corpus,
on constatera quil nest pas une seule pièce où lopposition entre Grecs
et barbares, ou entre citoyens et étrangers ne soit significative. Certes, il
ny a pas détrangers parmi les personnages des Sept contre Thèbes, mais
létranger est de lautre côté des murailles, et ses soldats, dallure
plus barbare que grecque, sont longuement décrits.
Si quatre
tragédies se déroulent dans lespace attique, ce nest pas pour y débattre de
politique. LAthènes tragique est une et unanime. Par la bouche de Thésée elle
accueille dipe et les enfants dHéraclès, enjoint à Thèbes de donner un
tombeau aux Sept, et, si les juges se partagent au sujet dOreste, cest pour
permettre à Athéna dexprimer lunanimité retrouvée de la cité
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