Cet ouvrage, écrit en 1969, n'avait jamais été
édité. Avant sa récente publication, il a été revu à la lumières des découvertes
scientifiques (en particulier, celle du carbone 14, qui modifie les datations) de ces
dernières décennies, et il a été enrichi de notes très discrètes, par deux
spécialistes, de la Préhistoire et de l'Orient-Ancien, Jean Guilaine et Pierre
Rouillard.
C'est une somme, un travail
immense, foisonnant, enthousiasmant. Il brasse d'un large mouvement tout ce qui a fait le
monde méditerranéen, des origines jusqu'à l'émergence des temps
chrétiens.
L'auteur explique
d'abord les premiers âges. On voit les fonds marins se creuser, les
montagnes surgir, les fleuves se frayer une route, le sol se couvrir
de forêts ou se dessécher, au gré des grands cycles climatiques.
Les réalités géographiques qui conditionneront la vie des hommes
sont évoquées avec une poésie, un dynamisme, une force
d'évocation, qui n'excluent nullement la précision scientifique. Les
premiers millénaires, du X° au III°siècles avant J.C. laissent
encore le champ libre à beaucoup d'hypothèses. Avec le Bronze
Ancien, des documents plus nombreux rendent les connaissances plus
claires.
Très vite,
Fernand Braudel pose quelques notions de base:
L'existence
de deux unités méditerranéennes nettement séparées et distinctes, le
bassin oriental et le bassin occidental, qui n'ont pas évolué
simultanément et n'ont pas subi les mêmes influences.
La menace constante que sont les lieux élevés pour les plaines fertiles
qu'ils dominent et sur lesquelles déferlent en toute occasion leurs
habitants rudes et misérables.
Le retentissement sur tout le bassin oriental de ce qui se passe plus à
l'est, en Mésopotamie, et même sur les plateaux iraniens. Il apparaît à
l'évidence que la civilisation commence là.
Lentement,
difficilement, se constituent des modes de vie. L'archéologie permet de
retracer les conquêtes de l'homme: après
la chasse et la cueillette, ou plutôt, concomitamment, l'élevage et la
culture, (ainsi, on découvre que le chien a été très vite un ami de
l'homme et que le cheval a servi longtemps de bête de trait avant qu'on
songe à le monter), les
techniques et l'outillage, du silex à la métallurgie, l'habitat, la
construction, l'art du potier, la
supériorité qu'apporte chaque maîtrise nouvelle au peuple qui en fait
usage le premier.
L'élaboration
de l'écriture et du calcul commence avec un outil tellement compliqué par
la multiplicité de ses signes que l'usage en est réservé à une élite de
scribes ou de prêtres. Un long travail remplacera ou combinera peu à peu
les pictogrammes, les idéogrammes, les "rébus", les signes
syllabiques, jusqu'à la géniale invention de la notation de chaque son.
Ainsi allégée et simplifiée, l'écriture deviendra un moyen de
communication et d'échange accessible à tous.
Une étude
abondamment illustrée de figurations iconographiques et plastiques est
consacrée aux différents types de bateaux et de navigation, avec leurs
conséquences économiques et politiques.
Un
mystère plane sur ce que Braudel appelle "la grande cassure du
XII° siècle". Il décrit de façon dramatique ce moment où
toute la civilisation du Moyen-Orient, Grèce comprise, sombre dans
l'obscurité, détruite, ruinée, perdue. Ainsi, le linéaire B, qui
transcrivait du Grec jusqu'à la veille de la catastrophe est
totalement oublié: plus d'écriture! Des siècles plus tard, une
solution radicalement différente, celle de l'alphabet phénicien
remodelé selon les exigences phonétiques de la langue grecque,
sera choisie.
La
Méditerranée Occidentale démarrera plus tard. Elle se présentera
longtemps, pour des Orientaux entreprenants, comme une terre vierge, une
sorte de Far West. Phéniciens et Grecs s'y rencontreront et s'y
affronteront, jusqu'au jour où ils disparaîtront, écrasés par une
nouvelle puissance montante: Rome.
C'est elle
qui unifiera l'ensemble du bassin méditerranéen, pour en faire son
"Mare Nostrum", sous le signe de la Paix Romaine. Et Braudel se
prend à imaginer cette colonisation réalisée deux siècles plus tôt par
le génie grec, si Alexandre n'avait pas succombé à l'attrait de
l'Orient...
Voilà
quelques exemples des thèmes rencontrés au cours de cette lecture, qu'il
faudrait faire tranquillement, en la savourant.
Je me permets
de regretter que cette étude date parfois, et que certains passages, en
particulier sur la Grèce et sur Rome, semblent discutables, plus intuitifs
qu'argumentés réellement. Il est vrai que le ton n'est jamais
péremptoire, et la réflexion toujours très ouverte. Mémoires
de la Méditerranée est donc un magnifique ouvrage, tout à la fois une
synthèse de civilisations et une stimulation pour
l'esprit, digne de rester dans une bibliothèque, pour y être souvent revisité.
Texte de Jacqueline Masson
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