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MARE NOSTRUM

L’Étranger dans le monde grec par Pierre Vidal-Naquet

Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

La place et le statut des étrangers dans la tragédie athénienne  

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Le code servile n’est pas moins utilisé. Le Teucros de Sophocle, dans l’Ajax, ne peut pas être tenu pour un citoyen, puisque sa mère est troyenne, mais Agamemnon lui fait franchir une étape de plus, vers le bas, au « fils de la captive » (1228), en faisant de lui un esclave qui a besoin, pour plaider sa cause, des services d’un homme libre (1266) et qui ne parle qu’une langue barbare (1282). À quoi Teucros répond que la famille des Atrides est précisément phrygienne (1292). De même, Phérès, père d’Admète, dans l’Alceste d’Euripide, tient à le souligner: il n’est «ni un Lydien ni un Phrygien acheté à prix d’argent», mais «un Thessalien, fils légitime de Thessalien, et libre» (675-678). À un niveau plus élevé et plus solennel, on a là un exemple du répertoire d’injures que nous ont conservé les orateurs du ive siècle. Quant à l’esclave phrygien de l’Oreste d’Euripide, il n’est, lui, ni femme ni homme.

On ne s’étonnera peut-être pas si j’insiste sur un de ces registres qui, dans la tragédie, n’est sans doute pas aussi original et fondamental qu’on a voulu le soutenir, mais n’en est pas moins régulièrement ouvert par les trois poètes tragiques, le registre des classes d’âge, et, tout spécialement, l’opposition de l’éphèbe et de l’adulte. 
Qu’est-ce qu’un éphèbe ? 
C’est un étranger provisoire, de même, du reste, qu’il peut être, provisoirement, une femme.

 Or, dans ce domaine, les exemples abondent. Le jeune Ion, avant de devenir Athénien, est d’abord un enfant trouvé, recueilli à Delphes, puis, dans un second temps, fils du métèque Xouthos, qui, grâce à ses vertus guerrières, a reçu la main d’une fille d’Érechthée (293). Fils de Xouthos, Ion se définit alors comme « affligé d’une double disgrâce » ; fils d’un père importé, il est lui-même « bâtard »  «rien, fils de rien» (591-594). Delphes fonctionne, dans la pièce d’Euripide, comme une sorte d’antichambre d’Athènes. Ce n’est certes pas là le seul exemple d’une telle relation. Revenons à propos de l’Hippolyte sur ce problème du lieu mythique de la représentation tragique qui a été un de mes points de départ. Hippolyte est défini par Aphrodite, la divinité à laquelle le jeune homme refuse de sacrifier, par son ascendance : Thésée est son père, et le Trézénien Pitthée son arrière-grand-père, mais sa mère est une Amazone, être sauvage, et, par sa citoyenneté, il fait partie «des citoyens de cette terre de Trézène» (10-12) qui est le lieu de l’action. Les Athéniens connaissaient bien Trézène pour s’y être réfugiés pendant la seconde guerre médique: leurs femmes et leurs enfants y avaient trouvé asile, et même, selon Plutarque, pour ce qui est des enfants, des écoles dont les maîtres étaient pris en charge par la cité . Le célèbre « décret de Thémistocle»  retrouvé à Trézène a dû raviver ce souvenir. Trézène est donc une cité indépendante. Thésée, petit-fils du Trézénien Pitthée par sa mère Aethra, et exilé d’Athènes pour un an après le massacre des Pallantides (34-37), est cependant chez lui à Trézène où il est né. En son absence, Phèdre et Hippolyte y résident. La Trézène tragique et mythique a largement recouvert la Trézène historique. Des mythes et des rites athéniens sont localisés à Trézène et Claude Calame, quand il a voulu définir la place de Trézène dans la légende de Thésée, n’a pu mieux dire qu’en l’appelant, fort justement, «une Athènes en miniature». Quand, dans la pièce d’Euripide, Phèdre s’adresse au chœur des Trézéniennes, elle définit leur pays à la fois comme  un lieu extrême –par rapport à Athènes, s’entend– et ici encore, un lieu frontière. Quand Hippolyte, exilé par son père, veut saluer Trézène, il s’écrie: «Ô sol de Trézène qui a donné le bonheur à ma jeunesse, adieu!».

Autrement dit, Hippolyte a fait son éphébie à Trézène, ce qui correspond à ce que nous savons du rôle de la frontière dans la vie et les rites des éphèbes. Quand Thésée prononce la sentence d’exil de son fils, il lui interdit de se rendre à Athènes et de séjourner à l’intérieur des frontières de son royaume (973-975). Quand il est mortellement blessé, le messager apporte une nouvelle angoissante, pour Thésée et «pour ceux qui habitent la cité d’Athènes et dans les limites de la terre de Trézène». Et Thésée évoque en réponse les «deux cités voisines». Mais la polis à laquelle se réfère Hippolyte, celle dont il se sent exilé, c’est Athènes et quand il meurt, c’est le territoire défini par les frontières d’Athènes qui est endeuillé (1459-1460). 

Trézène fonctionne dans la pièce comme un écart d’Athènes, et Hippolyte, quittant Trézène, parvient à un lieu désert, frontière de la frontière, devient doublement étranger, à la cité dont son père est roi, et à elle qui fut le lieu, manqué, de son éphébie.

Le cheminement inverse est, il est vrai, plus fréquent dans la tragédie, c’est celui de l’homme qui se présente en étranger aux portes de la cité et qui se révèle être un citoyen. Tel est Œdipe qui tue Laïos en Phocide (Œdipe-Roi, 733) et devant lequel Tirésias prédit que le meurtrier de Laïos, que l’on croit être un métèque, se révélera être un Thébain de naissance (432-433), roi légitime et non roi de hasard. Œdipe ne savait pas qu’il était Thébain et non Corinthien. Au contraire, Oreste, revenant à Argos, flanqué du Phocidien Pylade, chez Eschyle, de Pylade et d’un pédagogue, ministre de la mort, chez Sophocle, toujours avec Pylade, chez Euripide, revient consciemment, mais sous une apparence étrangère dans le pays de ses pères. «Semblable à un étranger», imitant le parler de Phocide, c’est-à-dire se comportant en acteur, chez Eschyle, accompagné d’un pseudo-Phocidien chez Sophocle, Thessalien face à Égisthe et se rendant à Olympie dans l’Électre d’Euripide , Oreste –c’est-à-dire l’homme de la montagne–, qui use de la ruse et non du face à face de l’hoplite, s’inscrit clairement sur le registre des éphèbes; il est un éphèbe qui s’accomplit par le meurtre. Cela vaut pour le personnage, dans les trois tragédies dont il est, avec Électre, le héros. Chez Euripide, c’est en banni, et à nouveau par la ruse, après avoir participé, aux côtés d’Égisthe, au sacrifice, qu’il tue celui qui règne sur la polis (810-851). Tout naturellement Oreste et Électre utilisent la métaphore de l’esclavage. Tous deux ont été, chez Eschyle, vendus. Oreste affirme même, si l’on suit le texte peu compréhensible des manuscrits, qu’il a été «vendu deux fois lui, fils d’un homme libre».

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Quant à la confusion entre les sexes, à l’identité quasi gémellaire entre Oreste et Électre, elle est un des traits majeurs de la pièce d’Eschyle et, sur le mode ironique, de celle d’Euripide . À tout le moins dira-t-on d’Oreste qu’il parcourt toutes les étapes qui séparent l’esclave de l’homme libre, voire du roi, en passant par le statut ambigu de l’éphèbe. Dans ce cheminement, la condition d’étranger est un moment essentiel. Quand, dans les Choéphores, Oreste s’adresse à Clytemnestre, il lui dit qu’étranger, il a rencontré un inconnu, Strophios de Phocide, qui l’a chargé d’annoncer à ses parents la mort d’Oreste. Ses restes doivent-ils faire retour à Argos, ou le fils d’Agamemnon est-il voué à demeurer un résident étranger en Phocide?

Si l’on se souvient que c’est un homme déguisé qui tient ces propos, on verra à quel point cette « inquiétante étrangeté » est un des ressorts de l’action tragique. Mais n’en est-elle pas le ressort principal ? Étranger, commandant une troupe d’étrangères, asiatique, féminin lui-même, masqué, acteur jouant son propre rôle et destiné à le jouer jusqu’à la fin des temps, le Dionysos des Bacchantes se révélera être Thébain, cousin germain du roi Penthée qui l’emprisonne et le combat au nom des valeurs guerrières et masculines de l’hoplite. Dionysos déguise Penthée en femme, l’oblige à voir double et le conduit dans ce qui est, dans la tragédie, la montagne – frontière par excellence, frontière d’Athènes, du côté de Thèbes, forêt où se rencontrent, dans l’Œdipe-Roi, bergers de Corinthe et bergers de Thèbes, le Cithéron. Et quand son grand-père Cadmos, un Phénicien, dit adieu aux siens, c’est pour annoncer que, vieillard, il sera métèque chez les barbares (354-1355). 

Toute tragédie athénienne est réflexion sur l’étranger, sur l’autre, sur le double.

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