Le code servile nest pas moins utilisé. Le Teucros de Sophocle,
dans lAjax, ne peut pas être tenu pour un citoyen, puisque sa mère est
troyenne, mais Agamemnon lui fait franchir une étape de plus, vers le bas, au
« fils de la captive » (1228), en faisant de lui un esclave qui a besoin, pour
plaider sa cause, des services dun homme libre (1266) et qui ne parle
quune langue barbare (1282). À quoi Teucros répond que la famille des Atrides est
précisément phrygienne (1292). De même, Phérès, père dAdmète,
dans lAlceste dEuripide, tient à le souligner: il nest
«ni un Lydien ni un Phrygien acheté à prix dargent», mais «un
Thessalien, fils légitime de Thessalien, et libre» (675-678). À un niveau plus
élevé et plus solennel, on a là un exemple du répertoire dinjures que nous ont
conservé les orateurs du ive siècle. Quant à lesclave phrygien de
lOreste dEuripide, il nest, lui, ni femme ni homme.
On ne sétonnera peut-être pas si jinsiste sur un de ces
registres qui, dans la tragédie, nest sans doute pas aussi original et fondamental
quon a voulu le soutenir, mais nen est pas moins régulièrement
ouvert par les trois poètes tragiques, le registre des classes dâge, et, tout
spécialement, lopposition de léphèbe et de ladulte.
Quest-ce
quun éphèbe ?
Cest un étranger provisoire, de même, du reste,
quil peut être, provisoirement, une femme.
Or, dans ce domaine, les exemples
abondent. Le jeune Ion, avant de devenir Athénien, est dabord un enfant trouvé,
recueilli à Delphes, puis, dans un second temps, fils du métèque Xouthos, qui, grâce
à ses vertus guerrières, a reçu la main dune fille dÉrechthée (293).
Fils de Xouthos, Ion se définit alors comme « affligé dune double
disgrâce » ; fils dun père importé,
il est lui-même « bâtard » «rien, fils de
rien» (591-594). Delphes fonctionne, dans la pièce dEuripide, comme une
sorte dantichambre dAthènes. Ce nest certes pas là le seul exemple
dune telle relation. Revenons à propos de lHippolyte sur ce problème
du lieu mythique de la représentation tragique qui a été un de mes points de
départ. Hippolyte est défini par Aphrodite, la divinité à laquelle le jeune
homme refuse de sacrifier, par son ascendance : Thésée est son père, et le
Trézénien Pitthée son arrière-grand-père, mais sa mère est une Amazone, être
sauvage, et, par sa citoyenneté, il fait partie «des citoyens de cette terre de
Trézène» (10-12) qui est le lieu de laction. Les Athéniens
connaissaient bien Trézène pour sy être réfugiés pendant la seconde guerre
médique: leurs femmes et leurs enfants y avaient trouvé asile, et même, selon
Plutarque, pour ce qui est des enfants, des écoles dont les maîtres étaient pris en
charge par la cité . Le célèbre « décret de
Thémistocle» retrouvé à Trézène a dû raviver ce souvenir. Trézène est donc une cité indépendante. Thésée, petit-fils du Trézénien
Pitthée par sa mère Aethra, et exilé dAthènes pour un an après le massacre des
Pallantides (34-37), est cependant chez lui à Trézène où il est né. En son
absence, Phèdre et Hippolyte y résident. La Trézène tragique et mythique a largement
recouvert la Trézène historique. Des mythes et des rites athéniens sont localisés à
Trézène et Claude Calame, quand il a voulu définir la place de Trézène dans
la légende de Thésée, na pu mieux dire quen lappelant, fort
justement, «une Athènes en miniature». Quand, dans la pièce
dEuripide, Phèdre sadresse au chur des Trézéniennes, elle définit
leur pays à la fois comme un lieu extrême par rapport à Athènes, sentend et
ici encore, un
lieu frontière. Quand Hippolyte, exilé par son père, veut saluer Trézène,
il sécrie: «Ô sol de Trézène qui a donné le bonheur à ma jeunesse,
adieu!».
Autrement dit, Hippolyte a fait son éphébie à
Trézène, ce qui correspond à ce que nous savons du rôle de la frontière dans la vie
et les rites des éphèbes. Quand Thésée prononce la sentence dexil de
son fils, il lui interdit de se rendre à Athènes et de séjourner à lintérieur
des frontières de son royaume (973-975). Quand il est mortellement blessé, le
messager apporte une nouvelle angoissante, pour Thésée et «pour ceux qui habitent
la cité dAthènes et dans les limites de la terre de Trézène».
Et Thésée évoque en réponse les «deux cités voisines». Mais la polis
à laquelle se réfère Hippolyte, celle dont il se sent exilé, cest
Athènes
et quand il meurt, cest le territoire défini par les frontières dAthènes
qui est endeuillé (1459-1460).
Trézène fonctionne dans la pièce comme un écart
dAthènes, et Hippolyte, quittant Trézène, parvient à un lieu désert, frontière
de la frontière, devient doublement étranger, à la cité dont son père est roi, et à
elle qui fut le lieu, manqué, de son éphébie.
Le cheminement inverse est, il est vrai, plus fréquent dans la
tragédie, cest celui de lhomme qui se présente en étranger aux portes de la
cité et qui se révèle être un citoyen. Tel est dipe qui tue Laïos en Phocide (dipe-Roi,
733) et devant lequel Tirésias prédit que le meurtrier de Laïos, que lon croit
être un métèque, se révélera
être un Thébain de naissance (432-433), roi légitime et non roi de hasard.
dipe ne savait pas quil était Thébain et non Corinthien. Au contraire,
Oreste, revenant à Argos, flanqué du Phocidien Pylade, chez Eschyle, de Pylade et
dun pédagogue, ministre de la mort, chez Sophocle, toujours avec Pylade, chez
Euripide, revient consciemment, mais sous une apparence étrangère dans le pays de ses
pères. «Semblable à un étranger», imitant le parler de Phocide,
cest-à-dire se comportant en acteur, chez Eschyle, accompagné dun
pseudo-Phocidien chez Sophocle, Thessalien face à Égisthe et se rendant à
Olympie dans lÉlectre dEuripide , Oreste cest-à-dire lhomme de la montagne, qui use de la ruse et non du face
à face de lhoplite, sinscrit clairement sur le registre des
éphèbes; il est un éphèbe qui saccomplit par le meurtre. Cela
vaut pour le personnage, dans les trois tragédies dont il est, avec Électre, le
héros.
Chez Euripide, cest en banni, et à nouveau par la ruse, après avoir participé,
aux côtés dÉgisthe, au sacrifice, quil tue celui qui règne sur la polis (810-851).
Tout naturellement Oreste et Électre utilisent la métaphore de lesclavage. Tous
deux ont été, chez Eschyle, vendus.
Oreste affirme même, si lon suit le texte peu compréhensible des manuscrits,
quil a été «vendu deux fois lui, fils dun homme
libre».
Quant
à la confusion entre les sexes, à lidentité quasi gémellaire entre Oreste et
Électre, elle est un des traits majeurs de la pièce dEschyle et, sur le mode
ironique, de celle dEuripide . À tout le moins dira-t-on dOreste
quil parcourt toutes les étapes qui séparent lesclave de lhomme libre,
voire du roi, en passant par le statut ambigu de léphèbe. Dans ce cheminement, la
condition détranger est un moment essentiel. Quand, dans les Choéphores, Oreste
sadresse à Clytemnestre, il lui dit quétranger, il a rencontré un inconnu,
Strophios de Phocide, qui la chargé dannoncer à ses parents la mort
dOreste. Ses restes doivent-ils faire retour à Argos, ou le fils dAgamemnon
est-il voué à demeurer un résident étranger en Phocide?
Si lon se souvient que cest un homme déguisé qui tient
ces propos, on verra à quel point cette « inquiétante étrangeté » est un
des ressorts de laction tragique. Mais nen est-elle pas le ressort
principal ? Étranger, commandant une troupe détrangères, asiatique, féminin
lui-même, masqué, acteur jouant son propre rôle et destiné à le jouer jusquà
la fin des temps, le Dionysos des Bacchantes se révélera être Thébain, cousin
germain du roi Penthée qui lemprisonne et le combat au nom des valeurs guerrières
et masculines de lhoplite. Dionysos déguise Penthée en femme, loblige à
voir double et le conduit dans ce qui est, dans la tragédie, la montagne
frontière par excellence, frontière dAthènes, du côté de Thèbes, forêt où se
rencontrent, dans ldipe-Roi, bergers de Corinthe et bergers de Thèbes,
le Cithéron. Et quand son grand-père Cadmos, un Phénicien, dit adieu aux
siens, cest pour annoncer que, vieillard, il sera métèque chez les
barbares (354-1355).
Toute tragédie athénienne est réflexion sur létranger,
sur lautre, sur le double.
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