° Rubrique lettres  > Diderot

Auteurs

Diderot . Jacques le Fataliste.   

Les Limites d'une Amitié. (page 3)

Un maître nul! - Un valet surdoué  -  Les limites d'une amitié"Le titre et la chose"  - Entre maîtres et valets  

------------------------------------------------------------

1- Un Bon Compagnonnage.   -  2- Deux "Quant à Soi".

1 Un Bon Compagnonnage.

Par la force des choses, les deux voyageurs font cause commune. Après un certain nombre d'aventures, ils arrivent dans une auberge où ils séjourneront quelque temps. La patronne est une femme d'âge mûr, d'un physique encore agréable, qui mène sa maison avec efficacité et entrain. Sans s'embarrasser de distinctions sociales, elle va traiter avec la même décontraction le maître et son valet, riant avec eux des histoires qu'elle leur raconte et des compliments galants qu'ils lui adressent par jeu.

Est-ce cette ambiance de simplicité amicale? Leurs relations se font plus vraies, plus chaleureuses, il semble s'établir un réel compagnonnage. Ils prennent leurs repas à la même table, la chère est bonne, le vin excellent, tous les deux y trouvent autant de plaisir, et nous les découvrons aussi bons vivants l'un que l'autre.
On sent leur entente, lorsque, rentrés dans leur chambre, ils commentent ce qu'ils ont entendu, s'en amusent, s'en étonnent, ou s'en indignent et, plus rarement, expriment des avis opposés.
Tous deux sachant "qu'ils ne sont bons qu'ensemble et ne valent rien séparés", chacun s'accommode des travers de son compagnon.

"Tu aimes mieux parler mal que te taire, et moi, j'aime mieux entendre mal parler que de ne rien entendre", avoue le maître, qui plaisante son intarissable bavard: "Tu ne sais pas la singulière idée qui m'est venue, je te marie avec notre hôtesse, et je cherche comment un mari aurait fait, lorsqu'il aime à parler, avec une femme qui ne déparle pas" (=ne cesse pas de parler).

Indulgent au goût de son valet pour la bouteille, le maître se garde de le priver de ce plaisir, sauf quand vraiment il dépasse le raisonnable. Connaissant l'impétuosité de Jacques et son caractère argumenteur, il s'efforce de lui éviter ennuis ou affrontements en lui prêchant le calme et la prudence.
Lorsqu'il le sent réellement malade et souffrant, il entoure Jacques de prévenances: "Tu es mon serviteur quand je suis malade ou bien portant, mais je suis le tien quand tu te portes mal". Ainsi, il ne veut pas qu'il se fatigue en racontant ses aventures, "Vois, tâte-toi si tu peux continuer, sinon, bois ta tisane et dors" (mais il est ravi de pouvoir conclure:
"Parle donc, puisque ça nous fait plaisir à tous deux"!)

Jacques est très sensible à cette attitude amicale: "Je suis bien aise de savoir que vous êtes humain, ce n'est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets". Du reste, nous sentons bien son attachement et sa confiance envers celui qu'il sert depuis déjà longtemps: "Vous à qui je devrai un morceau de pain sur mes vieux jours, car vous me l'avez promis... Jacques a été fait pour vous et vous pour Jacques"


2 Deux "Quant à Soi".

Cette bonne entente a ses limites.

Malgré sa réelle bienveillance et son attitude débonnaire, le maître garde le sentiment inné d'appartenir à un monde qui le place au-dessus du commun.

"Rien ne peuple comme les gueux", déclare-t-il avec un détachement méprisant. Si amoureux, si fou qu'il ait été de l'enjôleuse Agathe, il n'a jamais envisagé de l'épouser: "une boutiquière!" Du fruit de leurs amours (il n'est d'ailleurs pas sûr que ce soit des siennes), il fera "un bon tourneur ou un bon horloger. Il se mariera, il aura des enfants qui tourneront à perpétuité des bâtons de chaise dans ce monde", pas question pour eux de promotion sociale.
Cette supériorité, à laquelle s'ajoute, vis à vis de Jacques, celle d'employeur, lui donne le droit de battre son serviteur lorsqu'il se trouve contrarié, de rire quand celui-ci s'est fait mal, ou de lui prendre sa monture quand il s'est bêtement laissé voler la sienne.
Pour ce maître, le respect est à sens unique: il veut "interrompre son valet, l'interrompre tant qu'il lui plaît et n'en pas être interrompu", car ce serait là une "impertinence".

Jacques, de son côté, a un sens très vif de sa dignité d'être humain. A l'étonnement de son maître, choqué de ses succès auprès de la jolie Denise, que lui-même trouvait à son goût: "La coquine! préférer un Jacques!" le serviteur réplique:
"Un Jacques! un Jacques, monsieur, est un homme comme un autre.
- Jacques, tu te trompes, un Jacques n'est point un homme comme un autre
".
Et Jacques, convaincu non seulement de sa dignité, mais de sa valeur personnelle, ne peut s'empêcher de lancer:

- C'est quelquefois mieux qu'un autre."

Lui dont la clairvoyance, l'esprit de décision, l'adresse et le courage ont tiré son maître de plus d'un mauvais pas, se sent bien supérieur à ce dernier. Rien ne lui ôtera de la tête que "Jacques mène son maître".
Il accepte avec philosophie ses sautes d'humeur parce que sa situation l'y oblige et surtout parce qu'en compensation, il se valorise avec ses discours: "Jacques aimait à parler, et surtout à parler de lui, manie générale des gens de son état, manie qui les tire de leur abjection, qui les place sur la tribune et qui les transforme en personnages intéressants".
Entre le sentiment de frustration d'un valet qui s'estime supérieur à sa condition et le mépris d'un Grand pour qui n'est pas de sa caste, entre le savoir-faire de l'un et l'agacement pour l'autre de se voir toujours à la remorque, le conflit est en germe.
Que le premier pousse un peu trop loin ses rodomontades, que le second prenne soudain conscience qu'il y a là une insolence et refuse de la laisser passer, l'équilibre est rompu.

Aller à la page suivante: "Le titre et la chose"

° Rubrique lettres http://www.philagora.net/frindex.php

2010 ©Philagora tous droits réservés Publicité Recherche d'emploi
Contact Francophonie Revue Pôle Internationnal
Pourquoi ce site? A la découverte des langues régionales J'aime l'art
Hébergement matériel: Serveur Express