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Rubrique lettres
Auteurs
Alphonse
Daudet (1840-1897)
Les
étoiles.
Récit d’un berger provençal.
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vers
Le Moulin de Daudet
Quand elle eut tiré les
provisions du panier, Stéphanette se mit à regarder curieusement
autour d’elle. Relevant un peu sa belle jupe du dimanche qui aurait
pu s’abîmer, elle entra dans le parc, voulut voir le coin où je
couchais, la crèche de paille avec la peau de mouton, ma grande cape
accrochée au mur, ma crosse, mon fusil à pierre. Tout cela
l’amusait.
- Alors c’est ici que
tu vis, mon pauvre berger? Comme tu dois t’ennuyer d’être
toujours seul! Qu’est-ce que tu fais? A quoi penses-tu? …
J’avais
envie de répondre: «A vous maîtresse», et je n’aurais pas menti ;
mais mon trouble était si grand que je ne pouvais pas seulement
trouver une parole. Je crois bien qu’elle s’en apercevait et que
la méchante prenait plaisir à redoubler mon embarras avec ses
malices :
- Et ta bonne amie,
berger, est-ce qu’elle monte te voir quelquefois ? … ça doit
être bien sûr la chèvre d’or, ou cette fée Estérelle qui ne
court qu’à la pointe des montagnes…
Et elle-même,
en me parlant, avait bien l’air de la fée Estérelle, avec le joli
rire de sa tête renversée et sa hâte de s’en aller qui faisait de
sa visite une apparition.
-Adieu, berger.
-Salut, maîtresse.
Et la voilà
partie, emportant ses corbeilles vides.
Lorsqu’elle
disparut dans le sentier en pente, il me semblait que les cailloux,
roulant sous les sabots de la mule, me tombaient un à un sur le cœur.
Je les entendis longtemps, longtemps; et jusqu’à la fin du jour je
restais comme ensommeillé, n’osant bouger de peur de faire en aller
mon rêve. Vers le soir, comme le fond des vallées commençait à
devenir bleu et que les bêtes se serraient en bêlant l’une contre
l’autre pour rentrer au parc, j’entendis qu’on m’appelait dans
la descente, et je vis paraître notre demoiselle, non plus rieuse
ainsi que tout à l’heure, mais tremblante de froid, de peur, de
mouillure. Il paraît qu’au bas de la côte elle avait trouvé la
Sorgue grossie par la pluie d’orage, et qu’en voulant passer à
toute force elle avait risqué de se noyer. Le terrible, c’est qu’à
cette heure de la nuit, il ne fallait plus songer à retourner à la
ferme; car le chemin par la traverse, notre demoiselle n’aurait
jamais su s’y retrouver toute seule, et moi je ne pouvais pas
quitter le troupeau. Cette idée de passer la nuit sur la montagne la
tourmentait beaucoup, surtout à cause de l’inquiétude des siens.
Moi je la rassurais de mon mieux:
-En juillet, les nuits
sont courtes, maîtresse… Ce n’est qu’un mauvais moment.
Et
j’allumai vite un grand feu pour sécher ses pieds et sa robe toute
trempée de l’eau de la Sorgue. Enfin j’apportais devant elle du
lait, des fromageons; mais la pauvre petite ne songeait ni à se
chauffer ni à manger, et de voir les grosses larmes qui montaient
dans ses yeux, j’avais envie de pleurer moi aussi.
Cependant la
nuit était venue tout à fait.
Il ne restait plus sur la crête des
montagnes qu’une poussière de soleil, une vapeur de lumière du côté
du couchant.
Je voulus que notre demoiselle entrât se reposer dans le
parc. Ayant étendu sur la paille fraîche une belle peau toute neuve,
je lui souhaitai la bonne nuit, et j’allai m’asseoir dehors devant
la porte… Dieu m’est témoin que, malgré le feu d’amour qui me
brûlait le sang, aucune mauvaise pensée ne me vint; rien qu’une
grande fierté de songer que dans un coin du parc, tout près du
troupeau curieux qui la regardait dormir, la fille de mes maîtres
–comme une brebis plus précieuse et plus blanche que toutes les
autres- , reposait confiée à ma garde. Jamais le ciel ne
m’avait paru si profond, les étoiles si brillantes…
Tout à coup
la claire-voie du parc s’ouvrit,
et la belle Stéphanette parut.
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