Hannah Arendt
: liberté et "agir" se définissent mutuellement:
"
Des ouvrages apparemment aussi différents que La
Condition de l'homme moderne (CHM) - magistrale étude
sur les divers modes de l'activité humaine et sur l'"aliénation"
moderne -, La Crise de la culture (CC) - qui regroupe
divers essais sur des notions fondamentales de la politique -,
l'Essai sur la révolution (ER) - où est notamment
exhumée la tradition oubliée de la révolution américaine -
ou encore Du Mensonge à la violence (M V) (7) - centré
sur des questions d'actualité - sont animés d'un même
souci: redonner à la politique sa "raison d'être"
qui "est la liberté et dont le domaine d'expérience est
l'action"
(CC, p.190). Voilà le truisme (= évidence, banalité)
qui, déployé dans toute son ampleur, doit retentir sur notre
compréhension.
Toute création n'est pas pour autant action:
"L'action,
la seule activité qui mette directement en rapport les
hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de la matière,
correspond à la condition humaine de la pluralité" (CHM,
p. 15). Jamais cette pluralité ne doit être perdue de
vue: que nous partagions le monde avec d'autres, qui forment
avec nous une humanité une, mais pourtant infiniment diverse,
telle est la donnée ontologique fondamentale qui guide la réflexion.
A strictement parler, l'action
politique "qui met directement en rapport les
hommes" ne vise même pas à une unanimité. A la fois
première et ultime, cette pluralité humaine, qui n'est
jamais sacrifiée à un absolu, interdit même de concevoir un
Bien commun (sauf à considérer que ce Bien est la
pluralité même).
Mais toute action
concertée, toute prise d'initiative en commun ne suffit pas
encore à délimiter la sphère politique. Celle-ci se définit
encore par sa "raison d'être": la liberté. Arendt
s'efforce de remonter le courant de la déchéance sémantique
(= de la signification, du sens) de ce mot, en premier lieu en
rapatriant la liberté dans la sphère politique d'où la
philosophie l'a délogée pour l'installer dans l'intériorité
du sujet.
Peu importe ici qu'Arendt idéalise l'exemple grec, la polis
(= la cité) servant d'index (= ce qui marque et ce qui
souligne) d'une exigence et non de modèle historique; elle
souligne seulement que la liberté est un "pouvoir
faire" (Montesquieu) très concret sous-tendu par l'expérience
politique, la liberté au sens propre étant de pouvoir soi-même
décider des "affaires humaines" en participant avec
tous, ou tous ceux qui le veulent, au gouvernement de la
"chose publique". Tout ce qu'il y a de profondément
original et même de paradoxal chez Arendt, son excentricité
dans le paysage de la science politique moderne, tient peut-être
à la simplicité et à la rigueur avec lesquelles elle adhère
à cette définition de la liberté comme "raison d'être"
du politique. Cette définition exclut bien sûr toute amorce
de totalitarisme, mais, stricto sensu (= au sens
rigoureux), elle exclut aussi le libéralisme, idéal
boiteux qui a contribué à "bannir la liberté" (CC,
p. 202) en la mesurant seulement à l'aune (= ancienne
mesure de longueur) des libertés privées - nullement
formelles ni abstraites pour autant - qui n'assurent pas au
citoyen le droit d'être "co-partageant" au
gouvernement. L'une des pensées les plus étranges de
l'auteur, développée aussi bien à propos de la révolution
américaine que dans le contexte de l'élucidation de la
volonté chez Duns Scot, est que l'homme n'est réellement
libre que lorsque l'action
qu'il accomplit ne se propose pas
d'autre fin (= ce pourquoi quelque chose existe ou
est fait) qu'elle-même.
Ainsi
liberté et "agir" se définissent mutuellement: l'action
libre est l'initiative à plusieurs qui inaugure quelque chose
et le mène à bien, non en vue d'un résultat extérieur dont
cette action
serait seulement le moyen, mais plus essentiellement afin de réactualiser
un espace politique qui ne vit que de cette spontanéité
en commun. Mais de cette rare liberté qui se suffit à elle-même,
la théorie d'Arendt ne propose qu'obliquement la philosophie:
nées du heurt de l'histoire - histoire vécue de
l'effondrement de l'Europe en 1914, des "personnes déplacées"
et des mouvements totalitaires - ,ses intuitions fondamentales
se sont naturellement incarnées dans des analyses politiques
très précises, des textes de circonstance, des prises de
position souvent virulentes, d'innombrables articles ancrés
dans l'actualité. Il est pourtant possible de dégager
quelques-uns des concepts proprement politiques ordonnant
cette pensée de l'événement qui appartient à
l'histoire sans lui être soumise. Cette élucidation est si
peu une préoccupation"
Avant d'être
un attribut de l'esprit, la liberté est une réalité d'expérience
révélée dans le commerce des hommes : à l'époque d'Hérodote,
précise l'Essai sur la révolution, " elle a été
conçue en tant qu'organisation politique dans laquelle les
citoyens vivaient ensemble en dehors de tout lien de
domination, sans division entre gouvernants et gouvernés
" (p. 39, traduction modifiée).
Extrait de
Pouvoir et liberté Une approche de la théorie politique
de Hannah Arendt par ANDRÉ ENEGRÉN, Revue
ETVDES, Avril 1983. (Avec l'aimable autorisation du Rédacteur
en chef de la Revue ETVDES, monsieur Henri Madelin).
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