Troisième
partie
Nous nous trouvons ainsi amenés à préciser quel est pour nous
le rôle respectif de l'histoire et de la sociologie.
Nous ne pensons pas que l'histoire ait besoin de s'enfoncer, au
risque de s'y perdre, dans l'étude des causes. Nous nous défions
plutôt de ce nous appelons l’invention des causes, de cette
construction ingénieuse, mais factice d'après nous, qui s'ajoute
à la construction déjà problématique des faits, et qui risque
d'introduire dans l'histoire la subjectivité de la raison en plus
de celle du sentiment, et, suivant l'idée de Meinecke, les
jugements de valeur que comporte toute explication.
Au surplus, l'histoire n'a plus autant besoin d'aller à la
science, c'est la science qui vient à elle. Comme l'a montré
Enriques, certaines sciences exactes, comme l'astronomie, et la
physique, éprouvent maintenant le besoin de tenir compte de données
historiques qui ne sont que des contingences. Sarton, l'historien
des sciences, a fait nettement sa place à l'histoire parmi les
sciences, en présentant la méthode historique comme l'une des
trois méthodes scientifiques, les deux autres étant la méthode
statistique et la méthode physico-mathématique. On tend à réviser
la conception aristotélicienne de la science et aussi la notion
de causalité. Ou admet qu'une science puisse ne pas formuler de
lois. On cherche la cause autant du côté des ensembles réels
que des faits isolés et abstraits. On conçoit une science du
particulier à côté de la science du général. Dans ces
conditions, l'histoire peut parfaitement, sans se sentir humiliée,
se contenter d'être elle-même.
Elle présente des forces en action, et l'on sait que la notion de
force est familière à d'autres sciences. Les forces que présente
l'histoire et que doit découvrir l'historien sont diverses; ce
sont parfois des collectivités, Ce sont aussi des individualités,
des idées et encore des faits dominants. Ces forces agissent sur
les couches que l'on distingue dans la population, tantôt
nationalités, tantôt classes sociales, qui viennent à la
surface tour à tour. L'histoire étudie, décrit, et interprète
les rapports de ces masses et de ces forces, non pas d'après leur
forme, mais tels qu'ils ont été vécus. Et elle en présente non
pas n'importe quel récit, mais celui qui correspond le mieux à
l'enchaînement naturel des faits et qui peut être admis comme
vrai, dans le plus grand nombre de pays par le plus grand nombre
d'historiens.
Ainsi pour nous l'histoire est essentiellement humaine. Nous
admettons aussi qu'elle est sociale.
Elle est sociale, en ce sens d'abord qu’elle éclot dans la
conscience des foules, sous la forme du souvenir et de la
tradition, mais les foules ont tôt fait de la transformer en légende.
Elle est sociale encore quand elle s’applique aux masses, en étudiant
leurs conditions d’existence, leurs besoins, leurs mouvements,
dans les faits économiques et sociaux ; elle le serait également
si elle étudiait les faits intellectuels et sociaux, les
Universités, le théâtre, les " jeux " de
tous les temps et la coopération intellectuelle de toujours qui
nous élèverait peut-être au-dessus de notre matérialisme
historique. L’histoire est sociale enfin par son dynamisme, par
l’action qu’elle exerce sur les enfants et sur les hommes, ce
dynamisme devant être encouragé pour autant que l’on respecte
la vérité historique, qu’on ne la subordonne pas à un but étranger.
Par-dessus tout, l’histoire qui constitue le lien entre le passé
le présent et l’avenir réalise l’unité de l’œuvre
humaine.
En
face d'elle, comment se présenterait la sociologie telle que nous
la concevons?
Nous croyons qu'elle doit continuer d'être la science du général,
en face de l'histoire, science du particulier. Nous la considérons
également toujours comme la science des constantes, en face de
l'histoire, science des variables. Nous pensons que c'est à elle
qu'il appartient d'établir la forme des rapports existant entre
les faits, que la notion de cause, résultant de l'observation de
rapports constants, lui est essentielle, et que si la notion de
force ne lui reste pas étrangère, elle doit lui servir surtout
à préciser la forme des rapports qu'elle a à définir. Elle
nous apparaît ainsi comme une science essentiellement
explicative, avec la mission de dégager, si elle peut, non
seulement des observations générales, mais des lois…
Bien qu'elle ait pris son point de départ dans l'étude du fait
social, comme son nom l'indique, nous croyons qu'elle tend à
devenir plus qu’une science sociale, une science humaine, comme
l'histoire…
De même que l'histoire est indispensable à la sociologie, qui reçoit
d’elle l'essentiel de ses matériaux, le travail des sociologues
n'est jamais inutile à connaître pour les historiens, dans leur
effort de compréhension du passé… Nous considérons comme tout
à fait nécessaire que historiens et sociologues confrontent leur
double point de vue, celui de la complexité de la vie et celui de
sa rationalisation.
MICHEL
LHERITIER (1937)
Par J. Llapasset |