I
La
sociologie parait s'être formée par opposition à l'histoire.
La sociologie s'est formée très tard, comme science, de nos
jours seulement. Et je ne serais pas surpris qu'elle se soit formée
dans une certaine mesure par opposition à l'histoire, qui est
vieille comme le monde.
Au début du XIXème siècle, l'histoire a emboîté le pas au
romantisme, en tournant le dos à la science; celle-ci, qui
restait encore fidèle à la pensée aristotélicienne, a pris sa
revanche avec la sociologie.
S'il n'y a de science que du général, Si toute science suppose
des lois, Si la notion de causalité ne s'applique qu'à des
rapports constants, il est certain que l'histoire, surtout telle
qu'on la présentait au début du XIXème siècle, n'est pas une
science, et que dans le grand élan scientifique de ce siècle,
accompagné bientôt d'un grand élan social, on pouvait, on
devait même envisager, en dehors de l'histoire, une véritable
science de l'homme et de la société.
Encore en 1893, Benedetto Croce pensait devoir ramener l'histoire
au concept général de l'art. Même sans aller aussi loin, on
constate que l'histoire est incapable de formuler des lois. Elle
s'encombre de multiples contingences qui masquent, qui faussent,
qui contrarient le cours normal de la, vie. Les sociologues ont
beau jeu à lui reprocher par surcroît de confondre sans cesse la
cause avec le pouvoir causant, d'enchaîner les faits au " petit
bonheur " d'être essentiellement subjective. Que
peuvent valoir dans ces conditions les prétendues " leçons
de 1'histoire "?
La sociologie au contraire éliminera le plus possible les
contingences qui représentent de simples variables, et elle
s’appuiera uniquement sur les constantes, de façon à pouvoir
enchaîner d’une façon certaine les causes et les conséquences,
et à pouvoir s’élever du cas particulier au cas général.
Ainsi, elle formulera des lois. Et la valeur pragmatique de ses
conc1usion sera indiscutable, bien qu'elle se place par principe
en dehors de la vie, elle apparaîtra comme le guide indispensable
de l'homme.
Comme elle fait abstraction des contingences, elle fait
abstraction des individualités que l’histoire souvent met en
valeur de préférence. C’est l’homme social, c’est la vie
collective qui intéresse la sociologie en dehors des fluctuations
dynastiques, diplomatiques, politiques et militaires. Et toujours
semble-t-il, par opposition à l'histoire, la sociologie prend
d'emblée pour domaine ceux qui se refusent aux historiens:
les âges les plus anciens, où la suite chronologique des faits
est impossible à établir, les trouvailles archéologiques ne
permettant de fixer que des modes de vie, l’époque la plus
contemporaine où l'historien ne voit que le terme de l'évolution
tandis que le sociologue peut y saisir sur le vif les rythmes de
la vie journalière.