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Rubrique philo
dans le grenier
PHILO DANS LE
GRENIER
Hommage
à Jean Hyppolite.
Résumé
d'une conférence sur Henri Bergson et l'existentialisme.
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Que faire de mieux,
pour rendre hommage à Jean Hyppolite, que de présenter sa pensée.
Le 13 Mars 1948, lors d'une réunion de la Société "Les
amis de Bergson", ce petit homme décidé compare Bergson et
Heidegger, non comme un myope qui ne voit que des ressemblances,
mais comme un clairvoyant qui sait mettre en évidence les
distinctions. Voici un résumé de la conférence (revu par
l'auteur).
I- Bergson et Heidegger fondent l'un et l'autre
leur ontologie sur le Temps. Ce terrain commun permet sans doute
une comparaison, mais cette comparaison conduit très vite à une
opposition dans le caractère original des deux philosophies.
Cette opposition est étudiée à trois points de vue.
Bergson oppose le Moi profond, qui dure et qui crée, au Moi
superficiel, qui se perd dans la diversité étalée de ses états;
Heidegger oppose l'existence authentique qui se rassemble face à
la mort à l'existence inauthentique dont le sujet n'est qu'un Soi
banal, devenu interchangeable avec les autres, (on fait ceci, on
vit, on meurt). Cette distinction conduit chez l'un et chez
l'autre à deux conceptions du Temps et de la Temporalité. Mais
derrière l'apparente similitude de certaines formules se
dissimule une différence profonde de points de vue. C'est
seulement l'exigence de l'action, de la vie sociale et du langage
qui paraît commander cette distinction chez Bergson; c'est en vue
d'une analyse précise des concepts de Temps et de Durée, qui lui
permet une critique du temps aristotélicien (le nombre du
mouvement) et du temps scientifique (4è dimension de l'espace)
que Bergson tente de présenter cette opposition. Heidegger au
contraire, comme Pascal, insiste sur une fuite de la réalité
humaine devant l'existence authentique possible. C'est pour
s'oublier, oublier son délaissement et sa finitude, qu'elle se
perd dans le monde, objet permanent de son souci.
II- Cette première différence conduit à une seconde.
Heidegger part de la Temporalisation, de la distinction des trois
extases temporelles, le passé, le présent l'avenir, et tente de
montrer comment dans l'existence authentique la réalité humaine
parvient à rassembler ces extases dans lesquelles elle est
toujours en dehors de soi-même. Bergson part de l'unité
originale et comme de la cohésion de la durée créatrice (le
Temps est créateur ou il n'est pas), et il semble que la séparation
et la réunification des moments du temps -la temporalisation- ne
soient pas possibles chez lui, à partir de cette cohésion première
de la durée (succession sans séparation). En fait le but de
cette conférence est de montrer que cette séparation et cette réunification
existent aussi chez Bergson, au niveau de l'humain et commandée
par les exigences d'une efficacité de l'action humaine. Matière
et mémoire représente entre l'Essai et l'Évolution créatrice
le moment de l'humain, de l'incarnation et des séparations nécessaires
pour l'efficience et l'efficacité de l'action humaine dans le
monde. Ce sont les exigences de cette action qui déterminent dans
une mémoire annonçant déjà l'élan vital (synthèse originale
du passé et du présent en vue de l'avenir) la distinction entre
un passé susceptible d'être représenté et fixé par l'image,
et un avenir qui reste partiellement indéterminé. C'est
seulement la matière qui répète inlassablement le passé,
tandis que l'esprit parce qu'il est créateur et libre, doit
pouvoir l'imaginer pour le dépasser à chaque moment du présent.
Il faut, pour éviter les centre-sens qui attribuent souvent à
Bergson thèses mêmes de ceux qu'il réfute, distinguer les
significations diverses qu'il donne à ces trois expressions: la mémoire
susceptible de tensions diverses l'être-en-soi du passé immanent
à tous les développements de cette mémoire, l'image qui représente
ce passé à un être qui doit créer et aller au-delà de ce passé
(l'ouverture sur l'avenir commande ainsi une certaine perspective
sur le passé et un détachement de lui). "Si la matière ne
se souvient pas du passé, c'est parce qu'elle répète le passé
sans cesse... Ainsi son passé est véritablement donné dans son
présent; mais un être qui évolue plus ou moins librement crée
à chaque moment quelque chose de nouveau, c'est donc en vain
qu'on chercherait à lire son passé dans son présent si le passé
ne se déposait pas en lui à l'état de souvenir. Ainsi…, il
faut pour des raisons semblables que le passé soit joué par la
matière, imaginé par l'esprit.
III. Toute la philosophie de Bergson pourrait se
condenser dans ce texte: "La philosophie devrait être un
effort pour dépasser la condition humaine." Le moment de
l'humain qui commande les distinctions précédentes au sein de la
durée créatrice n'est pas l'essentiel pour Bergson, dont la
philosophie est surtout, comme on l'a noté, une philosophie de la
nature et de la vie... Il n'en est pas de même chez Heidegger qui
dans " Sein und Zeit" part du "Dasein", de la
réalité humaine, et de son existence pour tenter de découvrir
les fondements d'une ontologie.
Mais les limites -d'ailleurs différentes- de ces philosophies
apparaissent dans la décision résolue qui caractérise pour
l'une la vie authentique, et la sérénité finale qui sert de
conclusion a l'autre. Heidegger nous dit de l'existence
authentique qu'elle ne fait pas autre chose que ce que fait
l'existence inauthentique; elle le fait seulement dans un autre
esprit. La conscience de sa finitude, de son être-pour-la-mort
accompagne tous ses actes sans en changer la matérialité. La
philosophie bergsonienne, en nous montrant que l'intelligence
humaine peut parfois se retourner contre la vie qu'elle devrait
seulement servir et promouvoir à des fins de plus en plus hautes,
nous demande une sérénité presque inhumaine. "Ainsi les
inquiétudes de l'homme jeté sur la terre... et les tentations
qui sont le propre d'un être intelligent se prêteraient à une
énumération sans fin. Mais cette complication s'évanouit si
l'on replace l'homme dans l'ensemble de la nature, si l'on considère
que l'intelligence serait un obstacle à la sérénité que l'o n
trouve partout ailleurs. Envisagées de ce point de vue qui est
celui de la genèse et non plus de l'analyse... perturbation et
fabulation se compensent et s'annulent. A un dieu qui regarderait
d'en haut, le tout paraîtrait indivisible comme la confiance des
fleurs qui s'ouvrent au printemps." Mais hélas, nous ne
sommes pas un dieu qui pourrait contempler les choses d'en haut,
et cette sérénité, comme la décision résolue de Heidegger
(dont on ne peut dire à quoi elle est résolue) ne permettent pas
une véritable coïncidence avec l'histoire humaine et ses risques
telle que nous l'expérimentons aujourd'hui. Il semble cependant
que la philosophie bergsonienne -qui est restée une philosophie
de la vie créatrice sans avoir été vraiment une philosophie de
l'histoire humaine contenait on elle des possibilités pour cette
philosophie de l'histoire que ne fournit pas celle de Heidegger.
Il y a un "Sois ce que tu deviens" qui ouvre des
perspectives sur un avenir humain et une histoire effective,
tandis que le "Deviens ce que tues " de l'historicité
heideggérienne, s'il permet la répétition, au sens que le
philosophe donne à ce terme, ne paraît pas rendre possible la
philosophie de l'histoire que nous cherchons à constituer.
Par J. Llapasset |
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