Au
début de ce parcours initiatique, qui n’a pour but que de
rendre justice à Jean Jaurès en nous mettant à l’écoute de
ses écrits et de ses paroles, nous vous proposons un des témoignages
les plus émouvants : Jaurès évoque son arrivée à Paris :
un jeune de 21 ans au regard, pénétré
d’intelligence et de sensibilité, qui se porte sur la pauvreté
de la foule et s’étonne d’une soumission sans contrainte
extérieure, comme si cette foule de souffrance et de pauvreté
était pliée au joug social par la vie et l'habitude.
Au-delà
de cette surprise on sent poindre une hypothèse explicative et
le projet d’œuvrer pour un ordre nouveau. Écoutons-le...
"Je
me souviens qu'il y a une trentaine d'années, arrivé tout
jeune à Paris, je fus saisi un soir d'hiver, dans la ville
immense, d'une sorte d'épouvante sociale. Il me semblait que
les milliers et les milliers d'hommes qui passaient sans se
connaître, foule innombrable de fantômes solitaires, étaient
déliés de tout lien Et je me demandai avec une sorte de
terreur impersonnelle comment tous ces êtres acceptaient l'inégale
répartition des biens et des maux, comment l'énorme structure
sociale ne tombait pas en dissolution.
Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je
me disais Par quel prodige ces milliers d'individus souffrants
et dépouillés subissent-ils tout ce qui est? Je ne voyais pas
bien : la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur
lui-même ne sentait pas le fardeau; la pensée était liée,
mais d'un lien qu'elle- même ne connaissait pas.
La
vie avait empreint ses formes dans les esprits, l'habitude les y
avait fixées; le système social avait façonné ces hommes, il
était en eux, Il était, en quelque façon, devenu leur
substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité,
parce qu'ils se confondaient avec elle. Cet homme qui passait en
grelottant aurait jugé sans doute moins insensé et moins
difficile de prendre dans ses deux mains toutes les pierres du
grand Paris pour se construire une maison nouvelle, que de
refondre le système social, énorme, accablant et protecteur, où
il avait, en quelque coin, son gîte d'habitude et de misère.
Il
a fallu à une élite prolétarienne un effort d'esprit
prodigieux pour arriver à entrevoir, au-dessus de l'ordre
social présent, la possibilité d'un ordre nouveau. Mais cette
élite même, précisément parce qu'elle comprend le
capitalisme, ne le rejette pas totalement."
Jean
JAURES, L'armée nouvelle - Ed. Sociales, 1977,
p.269.
Après
un long et lourd silence, ce texte d’intelligence et
de générosité nous parvient enfin, au delà des
clivages religieux et politiques.
Comme
un appel à comprendre que le sensible peut toujours
être sauvé par l’intelligible.
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