"Et sans
doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle
quand il était seul, il faisait seulement jouer son image entre
beaucoup d'autres images de femmes dans des rêveries romanesques; mais
si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que
ce fût grâce à elle, la circonstance qui se présente au moment où
un état, latent jusque-là, se déclare, pouvant n'avoir influé en
rien sur lui) l'image d'Odette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries,
si celles-ci n'étaient plus séparables de son souvenir, alors
l'imperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni
qu'il eût été, plus ou moins qu'un autre corps, selon le goût de
Swann, puisque, devenu le corps de celle qu'il aimait, il serait désormais
le seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments."
Proust. A la recherche du temps perdu, un amour de Swann, Pléiades,
Tome I, 199.
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Le
pouvoir de l'imaginaire.
L'imaginaire
articulé sur la sensibilité des sentiments nous fait aborder le réel
à travers le domaine qu'il ouvre au point que nous prêtons aux choses
des qualités sensibles qui ne sont rien de plus que ce que nous
éprouvons. Si ce que nous appelons amour ne poursuit pas tel ou tel
objet perçu mais des broderies projetées sur l'objet, comment nier
qu'on n'aime jamais que soi?
Ainsi
le pouvoir de l'imaginaire dans la passion comme dans la
science, c'est de nous amener à oublier l'image première.
C'est dire qu'il nous permet de vivre en fermant les yeux sur la
perception et en ouvrant les yeux sur un autre monde. C'est le propre de
l'homme que l'imaginaire.
Par
lui nous vivons dans un monde humain qui nous ressemble ce qui amène
Swann, une fois revenu de son étourdissement, de son emballement, de
son illusion, à se plaindre par cette phrase qui termine l'oeuvre au
programme, Un amour de
Swann
."Dire
que ... j'ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait
pas, qui n'était pas mon genre." Un amour de Swann, page 382.
Le
secret du pouvoir de l'imaginaire n'est-il pas donné par cette
affirmation de André Gide: "Nous serions à moitié guéri
d'un amour lorsque nous parviendrions à nous persuader que l'être dont
nous sommes épris n'est, après tout, qu'une créature assez ordinaire.
La force des liens vient de cette conviction torturante, qu'il y a de
l'exceptionnel, de l'unique, de l'irremplaçable et que nous ne le
retrouverons jamais plus." André Gide, Journal, 17 Octobre 1929.
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