"Et sans
doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle
quand il était seul, il faisait seulement jouer son image entre
beaucoup d'autres images de femmes dans des rêveries romanesques; mais
si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que
ce fût grâce à elle, la circonstance qui se présente au moment où
un état, latent jusque-là, se déclare, pouvant n'avoir influé en
rien sur lui) l'image d'Odette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries,
si celles-ci n'étaient plus séparables de son souvenir, alors
l'imperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni
qu'il eût été, plus ou moins qu'un autre corps, selon le goût de
Swann, puisque, devenu le corps de celle qu'il aimait, il serait désormais
le seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments."
Proust. A la recherche du temps perdu, un amour de Swann, Pléiades,
Tome I, 199.
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Explication
à partir de la détermination des concepts: (suite)
Mais
si... L'image de la perception du corps d'Odette avec ses
imperfections va être remplacée par une image auréolée en fonction
de l'imaginaire. La passion est le résultat d'une action sur le sujet
par des êtres imaginaires et non par l'image d'une perception que
présente la mémoire. Ce qui disparaît ce sont les imperfections qui
permettaient l'hésitation et le balancement entre plusieurs corps ayant
des qualités et des défauts différents.
Grâce
à une circonstance quelconque. Toute circonstance est
particulière. Quelconque qualifie la circonstance comme si son contenu
ne comptait pas. Si elle est quelconque on voit mal en effet en quoi
elle pourrait produire la conversion, le changement puisque son contenu
ne compte pas. Si n'importe quelle circonstance peut déclancher le
changement, cela signifie qu'elle ne le produit pas.
Comprenons
que la circonstance quelconque met en lumière ce qui était latent et
prêt à jaillir: le résultat d'un travail de l'inconscient. D'ailleurs
ce qui préexistait à la circonstance ne saurait être attribué à son
action.
Absorber:
c'est faire pénétrer en soi pour assimiler et le choix du terme est
significatif. C'est monopoliser les rêveries dont l'unique objet sera
le corps imaginaire d'Odette et, tout ce qui permet de le rencontrer
sera transfiguré. En eux mêmes les "Verdurin" ne seraient
rien sans la possibilité qu'ils donnent à Swann de rencontrer Odette,
dans leur salon de pacotille.
Plus
séparables... Les rêveries ne peuvent plus prendre
d'autre objet que le souvenir qu'il a d'Odette: tout le ramène à elle.
Alors
... introduit la déduction de l'hypothèse qui précède.
Aucune
importance: c'est la clé pour le thème de l'année. La
passion fait disparaître les autres corps et en même temps la
perception impitoyable du corps d'Odette. La conscience est fixée sur
un objet imaginaire et la réalité de l'objet ne compte plus pour le
passionné. Ainsi on dit des couples qu'ils sont peu assortis (un grand,
une petite...) parce qu'on n'a pas lu ce texte. L'amoureux dit toujours:
prenez mes yeux.
Devenu...
marque bien le changement que l'amour apporte dans la
considération du corps. Le corps est déterminé par l'amour et cette
détermination en fait un être irréel, unique qu'aucune réalité ne
pourrait faire oublier. Seul un autre rêve et une autre fixation
pourrait le faire. Swann devient indifférent à tout ce qui n'est pas
l'image imaginaire du corps d'Odette et ne saurait donc, tant qu'il
l'aime, être soumis à d'autres corps. Pour lui c'est le seul.
Joies
et tourments: il ne s'agit plus de plaisir mais de joies
qui rayonnent, sur le passé en lui donnant un sens et sur l'avenir par
la confiance qui accompagne la joie; il ne s'agit plus de douleurs vite
oubliées mais de tourments quotidiens (par exemple la torture de la
jalousie), d'incertitude comme si une très vive souffrance morale
latente ou déclarée était accrochée à la conscience du passionné,
toujours prête à renaître au moindre soupçon.
Ainsi les grandes passions se nourrissent de l'imaginaire des grandes
rêveries. Il y a bien une part d'irréalité dans l'amour et ne pas
l'accepter c'est revenir au stade de l'amitié. En ce sens l'être de
fuite est-il autre chose qu'une figure du désir et de l'imaginaire?
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