Expliquer
un texte
Si le cours
naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant,
toute action serait une ingérence inutile qui, ne pouvant améliorer
les choses, ne pourrait que les rendre pires. Ou, si tant est
qu'une action puisse être justifiée, ce serait uniquement
quand elle obéit directement aux instincts, puisqu'on
pourrait éventuellement considérer qu'ils font partie de
l'ordre spontané de la nature ; mais tout ce qu'on ferait de
façon préméditée et intentionnelle serait une violation de
cet ordre parfait. Si l'artificiel ne vaut pas mieux que le
naturel, à quoi servent les arts de la vie? Bêcher,
labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions
directes au commandement de suivre la nature.
[...] Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de
grandes victoires de l'art sur la nature : joindre par des
ponts des rives que la nature avait séparées, assécher des
marais naturels, creuser des puits, amener à la lumière du
jour ce que la nature avait enfoui à des profondeurs immenses
dans la terre, détourner sa foudre par des paratonnerres, ses
inondations par des digues, son océan par des jetées. Mais
louer ces exploits et d'autres similaires, c'est admettre
qu'il faut soumettre les voies de la nature et non pas leur obéir
; c'est reconnaître que les puissances de la nature sont
souvent en position d'ennemi face à l'homme, qui doit user de
force et d'ingéniosité afin de lui arracher pour son propre
usage le peu dont il est capable, et c'est avouer que l'homme
mérite d'être applaudi quand ce peu qu'il obtient dépasse
ce qu'on pouvait espérer de sa faiblesse physique comparée
à ces forces gigantesques. Tout éloge de la civilisation, de
l'art ou de l'invention revient à critiquer la nature, à
admettre qu'elle comporte des imperfections, et que la tâche
et le mérite de l'homme sont de chercher en permanence à les
corriger ou les atténuer.
John Stuart Mill, La nature"
|
Nous
découvrons dès le premier regard que le texte à expliquer comprend
deux parties nettement séparées.
Demandons-nous ce que fait l'auteur et ce qu'il dit, autrement dit,
essayons de cerner la forme et le contenu du texte dans la première
partie et dans la deuxième partie.
-
Nous
découvrons dès les premières lectures de la première partie une
structure qui a été vue dans le cours, la démonstration:
le point de départ de la première partie est une hypothèse (si ... était),
suivie d'une suite de déductions qui aboutissent à une conclusion. L'ensemble
s'inspire du raisonnement par l'absurde : l'hypothèse qui
permettrait de condamner l'action de l'homme sur la nature c'est que si
la nature était parfaite, elle n'aurait donc pas besoin qu'une action
s'exerce sur elle.
On ne peut condamner l'action de l'homme sur la nature comme inutile et
même nuisible, comme violation du précepte qui commande de suivre la
nature que si on admet comme incontestable que l'ordre du monde est
parfaitement harmonieux, satisfaisant pour les commodités des hommes.
Mais justement le point de départ est présenté non pas comme une
affirmation incontestable de ce qui est, mais comme la recherche de ce
qui serait si une hypothèse sur ce qui n'est pas était admise
provisoirement, simplement pour raisonner et pour retrouver le
raisonnement qui permet d'aboutir par déduction au précepte: suivre,
obéir à la nature est un devoir.
Comprenons
que John Stuart Mill entre dans le raisonnement de ses adversaires et
les suit jusqu'à leur conclusion en prenant pour point de départ du
raisonnement une hypothèse qui ne correspond à ce qui est.
Il lui suffira dans la deuxième partie de mener un raisonnement déductif
à partir d'une base solide vers une conclusion qui affirme les
imperfections de la nature pour faire tomber tout l'enchaînement déductif
de ses adversaires puisqu'il aura montré la fausseté de leur point de
départ (prémisse) en établissant que le cours naturel des choses
n'est pas parfaitement bon et satisfaisant.
-
Effectivement
la lecture du début de la deuxième partie vous donne une certitude:
ici l'auteur part d'une affirmation que personne ne conteste: l'accord
de tous se fait pour approuver et admirer les victoires sur la nature que
représentent les actions de l'homme pour maîtriser les forces de la
nature.
Le lecteur suit alors les enchaînements rigoureux d'une suite de
conséquences avec pour conclusion le contradictoire du point de départ
de la première partie: si l'ordre était du monde était parfaitement
bon.
La forme du texte nous permet de souligner la rigueur de la démonstration,
la deuxième partie se terminant par une conclusion déduite qui nous
force à admettre que le point de départ hypothétique de la première
partie ne peut être pris en considération puisque nous sommes obligés
d'admettre les imperfections de la nature.
Le contenu du texte s'appuie sur un critère auquel
l'auteur se réfère plusieurs fois: celui de l'utilité, qui
fait la valeur d'une action. L'utile pour le plus grand nombre
est un critère (= un instrument de mesure), de ce qui est justifié:
satisfaire le plus grand nombre par des plaisirs de qualité, parce que
comblés par de grands travaux.
-
Nous
avons à la fin de la première partie un commandement: suivre
la nature, qui reprend un précepte stoïcien. En obéissant à
la nature, on suit le divin, le geste du créateur. C'est dire que le
cours naturel des choses est bon dans tous les sens du terme et que, s'y
opposer, serait s'opposer à Dieu ou plus exactement au divin puisque
les stoïciens relèvent encore du polythéisme. Les stoïciens répétaient
donc: "supporte et tais-toi"lorsqu'il s'agit d'un ordre qui ne
dépend pas de toi.
|