"Une
parole importante, un bon livre imposent leur sens. C’est
donc d’une certaine manière qu’ils le portent en eux. Et
quant au sujet qui parle, il faut bien que l’acte d’expression
lui permette de dépasser lui aussi ce qu’il pensait auparavant
et qu’il trouve dans ses propres paroles plus qu’il ne pensait
y mettre, sans quoi on ne verrait pas la pensée, même solitaire,
chercher l’expression avec tant de persévérance. La
parole est donc cette opération paradoxale où nous tentons de
rejoindre, au moyen de mots dont le sens est donné, et de
significations déjà disponibles, une intention qui, par
principe, va au-delà et modifie, fixe elle-même en dernière
analyse le sens des mots par lesquels elle se traduit. Le
langage constitué ne joue un rôle dans l'opération d'expression
que comme les couleurs dans la peinture: si nous n'avions pas des
yeux ou en général des sens, il n'y aurait pas pour nous de
peinture, et cependant le tableau "dit" plus de choses
que le simple exercice de nos sens ne peut nous en apprendre. Le
tableau par delà les données des sens, la parole par delà
celles du langage constituée doivent donc avoir par eux-mêmes
une vertu signifiante, sans référence à une signification qui
existe pour soi, dans l'esprit du spectateur ou de
l'auditeur."
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, troisième
partie, page 445. (Tel, Gallimard
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Propédeutique
à la lecture du texte:
Je
décroche le téléphone et la parole d'un ami, d'emblée, me le
rend présent: c'est bien lui dans sa façon de tourner une
phrase, dans son art de la litote, jusque dans sa manière
inimitable de prendre congé et dans celle d'engager la
conversation. Serait-ce que la parole , fonction de communication
et d'expression, serait un "être", origine de la présence
de cet ami lointain qui me parle? La parole ne serait donc pas une
simple de communication qui traduirait une pensée idéale grâce
à un code mais un être vivant avec qui il faut toujours compter
comme avec un créateur.
Or
un être ne se maîtrise jamais complètement, d'où le problème
et l'enjeu du texte: est-il possible, dans ces conditions, de
parler d'une maîtrise de la parole si l'essence de la parole et
de la pensée c'est la liberté créatrice? Liberté de parole qui
dans son opération est la pensée même. Comment parler d'une maîtrise
de la parole si langue et parole sont dans un rapport d'autonomie
l'une par rapport à l'autre? La parole dépasse toute
intention première, j'en dis toujours plus que je voulais
dire au point que la parole que je prononce m'échappe en ce sens
qu'elle rajoute du sens nouveau comme si elle était parcourue par
une volonté de dépassement qui défie tous les sens fixés par
les dictionnaires.
Ainsi,
pour cerner le mouvement de la parole il ne suffit pas de
distinguer l'individuel du social: c'est plus que l'utilisation
personnelle d'une langue puisqu'elle témoigne d'une dose
d'autonomie par rapport à celui qui la prononce! Comment
pourrait-on alors maîtriser ce dont on n'est pas entièrement à
l'origine, ce qui signifie indépendamment du sens voulu par le
locuteur, ce qui dépasse sa pensée première.
Un exemple? Votre professeur, consciencieux et
appliqué, a préparé minutieusement son cours, dans le meilleur
des cas il a mis le plan au tableau: pourtant il en arrive à dire
plus que ce qu'il voulait dire, à se laisser emporter par l'opération
de la parole, comme si la parole le portait:tout le monde l'écoute.
Certes
les idées viennent quand elles veulent, mais toujours dans ce décalage
intérieur qu'est la pensée vivante qui amène toujours à courir
après l'expression et après le sens.
Analyse
à partir de la définitions des concepts:
Imposent
leur sens. Mesurez bien le paradoxe: c'est renversant !
On croit que c'est l'intention qui impose le sens et que la parole
ne fait que traduire l'intention. Si la parole parlée comme
la parole écrite, le livre, impose son sens c'est que la parole
par l'association des mots et la composition de la phrase ...,
donne plus comme si les mots prenaient une nouvelle force et un
nouveau sens de leur combinaison: or l'association et la
composition sont, comme en peinture le jeu des couleurs, oeuvre créatrice.
Cela nous interdit alors de figer les mots, de les fixer par un
sens définitif: comme des êtres vivants les mots son ambigus et
défient, par leur vie créatrice, tous les sens définitifs qu'on
voudrait leur assigner.
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