Or, en
quoi consiste la dépossession du travail? .
D'abord, dans le fait que le travail est extérieur à
l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son être;
que, dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, 'mais se nie;
qu'il ne s'y sent pas satisfait, mais mal- heureux; qu'il n'y déploie
pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie
son corps et ruine son esprit. C'est pourquoi l'ouvrier n'a le
sentiment d'être à soi qu'en dehors du travail; dans le
travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il
ne travaille pas et, quand il travaille, il n'est pas lui. Son
travail n'est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé,
il n'est pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un
moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail.
La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait
que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, on
fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail
dans lequel l'homme se dépossède, est sacrifice de soi,
mortification. Enfin, l'ouvrier ressent la nature extérieure du
travail par le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui
d'un autre, qu'il ne lui appartient pas; que dans le travail
l'ouvrier ne s'appartient pas à lui-même, mais à un autre.
Marx, Ébauche
d'une critique de l'économie politique. (Pléiade,
Gallimard, II. page 60)
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Comme
nous finissons pas croire voir la Vénus de Milo ou la victoire de
Samothrace, nous ne confondons que trop ce qui est le produit d'une
histoire avec l'original.
Nous croyons en effet un peu vite que le travail ne serait qu'un moyen
de satisfaire des besoins animaux (après le travail) auxquels l'homme
serait lié comme à une nécessité pour survivre, exactement comme
l'animal survit en ne produisant jamais que lui même. Nous prenons
alors comme qualité essentielle du travail ce qui n'en est que la
perversion: la dégringolade du travail au rang de simples moyens d'une
nécessité biologique.
C'est dire que la véritable nature du travail, l'opération
du travailleur, ce par quoi il se prolongeait à l'extérieur de lui même
dans un produit qui devenait témoin de son humanité en portant la
trace de ses efforts et de son ingéniosité, est niée tout le temps
qu'il travaille.
Restent
alors les forces d'un organisme animal pour qui le travail n'est plus
qu'un moyen d'obtenir de quoi se réparer et donc
compenser l'énergie dépensée: le moyen d'acheter des aliments et
d'user d'un certain de "loisir" pour que l'organisme récupère
ses forces.
Quel est le processus qui a permis cette perversion?
Pour répondre à cette question, ne faut-il pas commencer par se
demander avec Marx: en quoi consiste la dépossession du travail? En
effet la dépossession du produit du travail exige que l'acte lui même
soit dépossédé: cela nous oblige à scruter l'acte même de la
production, car, si l'ouvrier y est étranger à lui même, ce ne peut
être qu'au coeur de l'activité du travail que s'opère la dépossession.
Cette capacité de se prolonger dans le produit de son travail qui est
preuve et figure de sa liberté, doit être d'une manière ou d'une
autre niée. Le déposséder du produit de son travail
implique alors que l'acte même du travail ne lui appartienne plus, ne
relève plus de lui; et pour cela, il faut et il suffit qu'il ne puisse
plus être soi au cours du travail; que le produit ne soit plus ce qui
le révèle à lui même, ce qui le fait accéder à la considération
de soi, dans la mesure où le produit non seulement est la preuve de ses
qualités et de sa grandeur mais encore représente un monde humain qui
le reflète.
Pistes
de compréhension
Le
travail n'appartient à l'être de l'ouvrier que si le soi peut se
prolonger comme manifestation de son intériorité. La
dépossession du travail consiste donc à l'extérioration du travail,
inventé par un autre, organisé par un autre, avec pour conséquence
que dans l'acte du travail l'ouvrier ne peut plus satisfaire son besoin
de s'affirmer: l'opération ne vient plus du soi, il ne vit plus
humainement; si bien que dans le travail aliéné l'ouvrier se sent nié,
considéré comme inexistant humainement, réduit à son animalité.
Comment pourrait-il alors vivre vraiment, satisfaire le besoin
d'exercer son humanité?
Libre énergie
physique et intellectuelle:
pour Marx, la vraie nature du travail comme opération, avant qu'il ne
soit perverti en simple moyen, est d'être le libre exercice de l'homme.
Travail subjectif, travail vivant, travail réel. Le travail ne produit
pas une simple chose mais permet au soi de se donner témoignage de soi
dans la chose, dans un même mouvement de se reconnaître et de se faire
reconnaître. Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit, I, page 165,
Aubier, écrivait: "L'être pour soi s'extériorise lui même
et passe dans l'élément de la permanence."
... mortifie ...
et ruine :
tout comme l'esclave, considéré comme un animal: il est lui quand
il ne travaille pas, il ne travaille pas quand il est lui.
Magnifique formule pour montrer les conséquences de l'aliénation sur
l'ouvrier.
...
perversion de la nature même du travail :
de fin, satisfaction d'un besoin humain de s'égaler à
soi même, d'en venir à l'intuition de soi même dans l'être indépendant
comme dans une conquête du monde, à un moyen de
satisfaire des besoins en dehors du travail c'est à dire en dehors de
l'opération qui seule peut satisfaire un besoin proprement humain
de se prolonger en se prouvant sa volonté et son ingéniosité dans les
effets des deux facultés.
La perversion du travail a pour conséquence que les fonctions
animales vont jouer le rôle de fins pour l'ouvrier puisqu'il a
l'impression qu'elles laissent libre cours à sa spontanéité, à son
activité propre... Mais en les prenant pour fins,
l'homme dégringole dans l'animalité et dans cette chute consentie il a
l'illusion d'exercer sa liberté. Mais, "ce qui est humain devient
animal"!
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