"C'est
un grand bien, à notre sens, de savoir se suffire à soi même,
non pas qu'il faille toujours vivre de peu, mais afin que, si nous
ne possédons pas beaucoup, nous sachions nous contenter de peu,
bien convaincus que ceux-là jouissent le plus de l'opulence qui
ont le moins besoin d'elle. Tout ce qui est naturel est aisé à
se procurer mais tout ce qui est vain est difficile à avoir. Les
mets simples nous procurent autant de plaisir qu'une table
somptueuse si toute souffrance causée par le besoin est supprimée.
Le pain d'orge et l'eau nous causent un plaisir extrême si le
besoin de les prendre se fait vivement sentir.
L'habitude, par conséquent, de vivre d'une
manière simple et peu coûteuse offre la meilleure garantie d'une
bonne santé; elle permet à l'homme d'accomplir aisément les
obligations nécessaires de la vie, le rend capable, quand il se
trouve de temps en temps devant une table somptueuse, d'en mieux
jouir et le met en état de ne pas craindre les coups du sort."
Epicure, (Lettre à Ménécée)
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Explication
par la détermination des concepts. (suite)
L'habitude:
pourquoi l'habitude? Parce que l'habitude est une seconde nature
qui nous donne confiance en nous (elle reste quoi qu'il arrive, on
peut compter sur elle comme sur une capacité) et nous débarrasse
de la peur de perdre l'opulence. Celui qui sait se suffire est à
l'origine de son bonheur et la perte de l'opulence ne lui enlèvera
rien s'il est capable de se satisfaire d'une vie simple. On peut
toujours s'appuyer sur l'habitude: dans la conduite automobile le
débutant hésite, puis il conduira par habitude ce qui lui
permettra de faire face à un événement inattendu. Ajoutons que
celui qui se sait capable de se contenter d'une vie simple,
ne craint pas, n'est pas hanté, au coeur du plaisir, par
l'angoisse de le voir disparaître. C'est dire que l'habitude de
la frugalité nous rend indépendant et libre. De plus l'exercice
de la vie frugale va nous révéler qu'elle est suffisante
puisqu'en faisant disparaître le besoin, on peut jouir du repos,
le seul plaisir qui doit être visé, l'absence de trouble de l'âme
et de douleur du corps.
Le plaisir en mouvement est précédé de la
peine et suivi de la souffrance de le voir disparaître dès que
nous le possédons. Si le pain et l'orge nous procurent un plaisir
extrême, suivi d'un repos, ils suffisent à notre bonheur jusque
dans le temps de la disette.
Par
conséquent:
en conséquence, Épicure déduit tous les bienfaits de l'habitude
d'une vie frugale:
- La bonne santé que nous enlèvent les tables
chargées de mets, cuisinés au gras.
- La vie frugale nous laisse toujours disposée à
l'action, celle qu'exige la vie de tous les jours. Pas de
lourdeurs, de paresse, de sieste épaisse et épuisante, après
un grand et interminable repas qui nous prédispose à la
somnolence: nous voilà délivrés de nombreux maux.
- D'autant plus que l'habitude de la vie frugale, par comparaison,
nous permettra de goûter pleinement une table de
fête. Ainsi des moines qui se soumettent à de longues privations
éprouvent des plaisirs extrêmes.
-
Enfin l'habitude de la vie frugale nous rend capables de ne
pas craindre les coups de la fortune. Loin de nous sentir
condamnés à une vie frugale, nous allons être comblés par
cette vie simple qui nous prépare à goûter pleinement le retour
de l'opulence.
Pour
le plan de votre devoir:
Première partie: vous
êtes maintenant en mesure, grâce à ce qui précède, de cerner
le problème auquel le texte propose une solution: comment échapper
au cours des événements, à la crainte, aux regrets auxquels le
temps destructeur semble nous condamner ; comment échapper aux aléas
de la fortune? Le sens du texte apparaît clairement grâce à la
détermination des concepts. Par exemple, vie frugale, habitude
...
Deuxième partie: Pas de problème pour l'intérêt
du texte. Cet intérêt est universel, dans l'espace et dans le
temps (tourné vers tous, il concerne tous les humains).
D'ailleurs il suffit de suivre Épicure, de l'expérimenter, pour
voir croître ses plaisirs et disparaître l'inquiétude de les
perdre.
Troisième partie: enfin, on peut s'interroger.
Se suffire à soi même est-ce encore possible dans une société
de consommation où prolifèrent les faux besoins et où la liberté
de se déplacer n'est rien sans la liberté économique de payer
le prix de son déplacement.
Ce texte s'adresse théoriquement à tout être raisonnable
sensiblement affecté, pratiquement, ne s'intéresse-t-il
pas à un petit nombre?
Pour
la conclusion.
Bilan. La
possibilité du bonheur exige que l'on ne dépende pas du cours
des événements et que l'on soit conscient de cette indépendance.
Pour cela, il suffit, grâce à sa raison et son action, de pulvériser
tout ce qui peut troubler l'âme: la peur de
perdre l'opulence, le désespoir de la perdre au
moment où on la perd, le regret de l'avoir
perdue, le désir immodéré et démesuré de la
retrouver.
Élargissement.
Ne
nous étonnons pas si Épicure et Spinoza ont été victimes d'un
long et lourd silence: ils ont été maudits par tous les
fanatismes car ils situent notre bonheur sur la terre en refusant
de faire parler la bouche d'ombre des dieux jaloux ou vengeurs.
Pour Épicure la raison est au principe de la vie heureuse, pour
Spinoza ce sera la connaissance. Il n'y a pas de plus grand
bonheur que de se suffire à soi même, de penser par soi même
dans une liberté partagée avec tous ceux qui pensent et qui goûtent
le bonheur de penser.
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