Déjà
l'observation a besoin d'un corps de précautions qui
conduisent à réfléchir avant de regarder, qui réforment du
moins la première vision, de sorte que ce n'est jamais la première
observation qui est la bonne. L'observation scientifique est
toujours une observation polémique, elle confirme ou infirme une
thèse antérieure, un schéma préalable, un plan d'observation ;
elle montre en démontrant; elle hiérarchise les apparences; elle
transcende l'immédiat; elle reconstruit le réel après avoir
reconstruit ses schémas.
Naturellement,
dès qu'on passe de l'observation à l'expérimentation'`, le
caractère polémique de la connaissance devient plus net encore.
Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré,
coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des
instruments. Or les instruments ne sont que des théories matérialisées.
Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque
théorique.
Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique, page 16 |
Explication
à partir des concepts (suite):
L'observation scientifique est donc construite par
la thèse antérieure qu'elle confirme (si
l'observation réelle mesurable obtenue est ce que l'on avait prévu)
ou, elle infirme (si ce que l'on observe contredit la
prévision). Tout cela bien entendu exige un travail de l'esprit antérieur,
et en fonction de ce travail un plan d'observation (à
trois altitudes différentes). La preuve (ce qu'on montre) et la
démonstration (ce qu'on déduit) sont unis, car on ne prête attention
qu'à ce qu'on a calculé, déduit d'une théorie. Dire que
l'observation scientifique transcende l'immédiat,
c'est dire qu'elle dépasse le fait empirique et le remplace par un fait
scientifique, ce que la science fait en se faisant sans pour cela lui
faire perdre le caractère de l'existence.
L'expérimentation.
Naturellement
signifie évident. Il est bien plus facile de montrer le caractère
théorique de l'expérimentation car elle relève de part en part de
l'activité de la raison. Si l'expérimentation a toujours un caractère
polémique, c'est qu'elle organise l'affrontement, toujours possible,
entre une prévision et une observation scientifique produite par
l'expérimentation.
En déterminant ce qui est possible, la théorie ordonne
l'expérimentation.
Polémique
vient de polemos, en grec, qui signifie le combat, l'affrontement. Il
s'agit bien d'un caractère polémique qui accompagne l'expérimentation
scientifique dans la mesure où elle met en contact les deux
observations, la prévision et l'observation réelle mesurable mise en
scène par le processus expérimental. Dans l'exemple de Pascal,
l'expérimentation fait la guerre à la théorie d'Aristote. C'est donc
toujours une guerre contre soi même, contre ce qu'on croyait savoir, au
point que l'histoire de la science ne peut être que l'histoire de ses
rectifications et de ses révolutions. La science se forme toujours en
se réformant. On voit que ce qui fait qu'un phénomène scientifique
peut être pensé comme scientifique, que ce soit une observation ou une
expérimentation, c'est qu'il s'inscrit dans un champ théorique: c'est
bien ce que la science forme en se réformant.
Les
instruments: l'argumentation de Bachelard est très forte. Les
instruments utilisés pour l'expérimentation sont eux-mêmes la
matérialisation des théories. le phénomène scientifique qui sera
observé portera donc la marque de la théorie, de part en part. Qui
osera douter que le voltmètre existerait sans la théorie
électromagnétique!
Ainsi, non seulement le processus expérimental (le montage pour obtenir
une observation réelle mesurable) est le fruit de la théorie
originaire et de la théorie de l'expérimentation (= invention du
schéma expérimental), mais encore, il faut admettre que les
instruments utilisés sont des réalisations de la théorie. Que serait
le microscope électronique sans la théorie qui a permis sa
construction?
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