Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

A quoi sert l'histoire des sciences?

Par Jean Dhombres. Directeur de l'I.R.E.M

- page 1 Introduction - 
page 2 Évocation du passé
page 3 Utilitarisme à tout crin
page 4 Exactitude historique?
page 5 L'histoire des sciences comme discipline

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L'histoire des sciences comme discipline?   

L'utilitarisme pédagogique connaît aussi une insidieuse conséquence que tentent de combattre tous les historiens des sciences. Il s'agit du choix, presque inconscient, dans les textes du passé, de tout ce qui paraît être à la racine des conceptions actuelles, et au contraire du rejet, par oubli, de tous les développements qui leur semblent étrangers.

L'histoire des sciences est certes une mine particulièrement riche, car elle permet de visualiser des tâtonnements, des cheminements, des erreurs, le rôle des préjugés idéologiques, l'importance d'un vocabulaire précis, le poids des bonnes notations, des symboles, mais aussi la fulgurance de certaines intuitions, la force comprimée de certaines démonstrations livrées telles quelles, sans fard, la beauté de synthèses puissantes. On peut y suivre la difficile germination des concepts les plus simples, ceux que précisément l'on trouve au début de toute théorisation scientifique: énergie, entropie, chaleur, équilibre chimique, vitesse ou accélération, opérateurs, etc. Comme mémoire des difficultés, l'histoire des sciences est pédagogiquement très riche, sans qu'il soit besoin de recourir aux remarques, souvent pertinentes, d'épistémologie génétique de Piaget et de ses continuateurs, ou à la loi de récapitulation de Haeckel, selon laquelle l'individu, dans son développement, passe par toutes les étapes de l'espèce. Mais de quelle histoire s'agit-il ?

Une histoire qui ne juge que négativement ou positivement les résultats et les efforts du passé en fonction des connaissances actuelles? Une histoire qui, du passé, gomme tout ce qui ne conduit pas à la situation présente, pourtant elle-même précaire dans le déroulement des temps? Une histoire qui doit se plie aux exigences d'une énonciation moderne de la science dont elle devient un simple faire-valoir? On tendrait alors à faire passer pour démarche historique vraie ce qui, au mieux, n'est qu'une sélection de certains aspects du passé, aspects mesurés à l'aune de la connaissance contemporaine. Cette histoire-là, au fond, ne fait que de la science. On pourrait en donner des exemples très concrets: je pense ainsi à l'histoire usuelle du calcul infinitésimal, histoire bouleversée depuis l'avènement de l'analyse non - standard, selon les remarques pertinentes de I. Lakatos, à l'histoire de la thermodynamique et du calorique dont G. Bachelard nous a appris à nous méfier, dans son étude sur l'évolution d'un problème de physique, etc.  

L'histoire des sciences comporte donc, presque ab ovo, une opposition conflictuelle entre un point de vue scientifique actuel, c'est-à-dire une épistémologie contemporaine que corrobore un utilitarisme pédagogique et la rigueur constitutive de l'histoire des sciences comme discipline en soi. Il faut effectivement prendre conscience que l'histoire des sciences et des techniques est une discipline autonome pour ceux qui considèrent que la science est d'abord un formidable legs du passé, certes en perpétuel mouvement, un héritage dont la genèse mérite un méticuleux inventaire, au même titre, et avec la même rigueur critique, que les institutions politiques, ou les styles artistiques et littéraires. La réalisation de cet inventaire inouï exige une méthode spécifique, tant dans le champ historique que dans le champ scientifique. D'une part, pour pénétrer vraiment la pensée d'un auteur scientifique d'hier et en repérer la structure, il faut d'abord abolir certains concepts modernes, s'écarter donc du chemin, devenir hérétique en quelque sorte. D'autre part, il ne faut pas oublier que le rythme des acquisitions scientifiques, cette étrange pulsation de la praxis et de l'intellect humains, ne bat pas à l'unisson de l'histoire politique.

 Cela dit des difficultés du métier d'historien des sciences, de la tension originelle inhérente à son travail, il faut ajouter aussitôt qu'il y a des réussites admirables dont scientifiques et historiens devraient se nourrir. Mais nous avons déjà déploré que ces exemples restent inutilisés dans les classes.

L'histoire des sciences est utile dans l'exposé de certaines parties de la science, à condition que l'enseignant ait nourri sa réflexion, mesuré les choix effectués, dispose en somme d'une stratégie de présentation. Il faut le souligner, c'est alors l'aspect scientifique qui prédomine et qui organise la filiation historique. A l'enseignant de respecter la vérité, ou de marquer les simplifications opérées dans le développement qu'il suggère. Mais cette histoire n'appartient pas au seul scientifique et son insertion dans l'histoire plus générale paraît indispensable à une éducation adaptée au monde pénétré de techniques où nous vivons. Le détail des controverses scientifiques du passé, simplifié par le tamis du temps, est d'autant plus enrichissant qu'il aide à juger. A juger de certains choix technologiques, le choix nucléaire par exemple, le choix de la génétique industrielle encore. Et peut-on accepter, sans un sentiment de démission que sur des choix aussi fondamentaux, seul le scientifique ait à dire la norme?

Novembre 1981 - Jean Dhombres -   avec la Revue: Etudes.


19- Rappelons toutefois, dans la collection de textes et documents philosophiques dirigée par C. Canguilhem, les deux volumes d'Introduction à l'histoire des sciences Classiques Hachette, 1970 et 1971.

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