Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

A quoi sert l'histoire des sciences?

Par Jean Dhombres. Directeur de l'I.R.E.M

- page 1 Introduction - 
page 2 Évocation du passé
page 3 Utilitarisme à tout crin
page 4 Exactitude historique?
page 5 L'histoire des sciences comme discipline

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Et l'exactitude historique?  

Ayant mesuré tout l'intérêt de cet utilitarisme pédagogique, il faut en analyser aussi les dangers: d'abord le risque de remettre l'histoire des sciences entre les mains des seuls scientifiques, avec la distorsion possible d'un refus de la perspective épistémologique ou idéologique. Nous avons déjà évoqué ce risque et signalé l'évidente nécessité d'intégrer simultanément l'histoire des sciences dans plusieurs disciplines, dont la philosophie qui reste enseignée dans le secondaire. Mais deux autres écueils, à la longue, guettent cet utilitarisme.

Le premier est une déformation insidieuse de la vérité par un recours pédagogique à la thérapeutique de l'historiette, de ces historiettes mathématiques qui polluent bien des manuels. Car l'anecdote peut être dépourvue de tout fondement historique. Et quelques pédagogues d'objecter aussitôt que cela n'a guère d'importance dans la mesure où l'anecdote a une portée didactique. Précisément, c'est cette portée didactique qui, le plus souvent, explique la persistance de l'historiette. Certes, la pomme de Newton n'engage à rien... ni, non plus, le sexe des anges ! Mais la déontologie de l'enseignement consiste à ne pas faire passer pour vrai ce qui n'est qu'un artifice de présentation. Faire apparaître Galilée, après une anecdote sur le mouvement pendulaire des lustres de la cathédrale de Pise, comme le promoteur d'une démarche expérimentale aboutissant à l'établissement des lois de la mécanique, par exemple du principe d'inertie, est à la fois une erreur historique et une source d'illusion. Source d'illusion quelquefois grave, notamment pour ceux qui se contentent ou se délectent d'une lecture de l'histoire humaine conçue comme une opposition romantique entre les Anciens, toujours réactionnaires, et les Modernes, toujours dans le vrai. Il ne s'agit plus là d'une simplification, pédagogiquement positive, mais de l'intrusion inutile d'une idéologie du progrès, laquelle donne bonne conscience puisque l'on est toujours du côté de celui qui a raison ! Il est clair que le mathématicien pédagogue doit ici être épaulé par l'historien.

 Un second écueil, lui aussi produit par le condiment pédagogique, consiste en une multiplication d'anecdotes d'animation, certes exactes, mais sans aucun lien de causalité avec le sujet scientifique débattu. L'insignifiance même de l'anecdote, l'abus de telles liaisons inopportunes, a conduit certains mathématiciens ou physiciens à bannir toute considération historique de leurs cours. Car on peut en arriver très vite, avec ces anecdotes certes tirées du vécu, à concevoir le développement de façon tellement chaotique que la méthodologie scientifique elle-même en soit niée. Chateaubriand, pour citer un auteur ancien, excelle dans ce dénigrement, lorsqu'il considère que les découvertes, aussi bien en géométrie transcendante qu'en chimie, sont toujours inattendues: celles qui " assurent notre supériorité " sont " plutôt dues à des événements fortuits qu'à la raison perfectionnée ", voire " accordées aux jeux de l'ignorance " plutôt qu'" aux spéculations du génie ".

Il me semble que l'on peut se garder de ces deux écueils en utilisant systématiquement des textes originaux. Ces textes, publications scientifiques originales, sont les documents primaires, à distinguer des sources secondaires consistant en biographies, critiques des oeuvres, récits recomposés de découvertes. Bien entendu, un enseignant ne peut nourrir sa réflexion que de sources primaires; les synthèses de ses devanciers lui sont des aides indispensables. Toutefois, ne jamais aller au texte original est une cause de graves erreurs d'interprétation et, au fond, une faute contre la démarche scientifique.

Mais une objection sérieuse se présente, surtout valable pour l'enseignement français. Comment recourir au texte original lorsque les bibliothèques des lycées, voire des Universités, sont pauvres en ouvrages anciens ? L'édition française a des lacunes sérieuses. Un exemple entre mille les éditions du Discours de la Méthode pullulent, mais son illustration essentielle aux yeux de Descartes, sa splendide Géométrie, est introuvable en librairie aujourd'hui. Du moins en France, car les Anglo-Saxons disposent, en livre de poche, d'un fac-similé de ce texte, avec traduction et commentaires... en anglais. Actuellement, à propos des mathématiques, et pour les besoins des classes littéraires, on tend à réunir après une sévère sélection une collection de textes originaux, mais lisibles par des élèves sous la direction d'un maître. Il faut souhaiter que de telles anthologies paraissent rapidement, avec quelques repères critiques, et dans d'autres disciplines que les mathématiques (19). Il faut aussi promouvoir la réédition de textes anciens, avec un apparat critique allégé, juste le nécessaire pour l'enseignant non familiarisé avec les problèmes historiques. Ce qui se fait depuis quelques années dans le domaine des sciences sociales (je pense à la réédition des Lois de l'imitation de G. Tarde, pour citer un exemple entre tant d'autres) devrait pouvoir se faire aussi dans les sciences exactes. Nos devanciers de la fin du XIXème siècle étaient beaucoup plus audacieux et rééditaient les grands textes scientifiques, aussi bien en mathématiques qu'en physique, chimie ou sciences naturelles. Ce ne serait donc pas un travail de bénédictin que de mettre à la disposition d'un large public ces grands textes, aujourd'hui introuvables.


19- Rappelons toutefois, dans la collection de textes et documents philosophiques dirigée par C. Canguilhem, les deux volumes d'Introduction à l'histoire des sciences Classiques Hachette, 1970 et 1971.

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