Ayant
mesuré tout l'intérêt de cet utilitarisme pédagogique, il faut
en analyser aussi les dangers: d'abord le risque de remettre
l'histoire des sciences entre les mains des seuls scientifiques,
avec la distorsion possible d'un refus de la perspective épistémologique
ou idéologique. Nous avons déjà évoqué ce risque et signalé l'évidente
nécessité d'intégrer simultanément l'histoire des sciences dans
plusieurs disciplines, dont la philosophie qui reste enseignée dans
le secondaire. Mais deux autres écueils, à la longue, guettent cet
utilitarisme.
Le
premier est une déformation insidieuse de la vérité par un
recours pédagogique à la thérapeutique de l'historiette, de ces
historiettes mathématiques qui polluent bien des manuels. Car
l'anecdote peut être dépourvue de tout fondement historique. Et
quelques pédagogues d'objecter aussitôt que cela n'a guère
d'importance dans la mesure où l'anecdote a une portée didactique.
Précisément, c'est cette portée didactique qui, le plus souvent,
explique la persistance de l'historiette. Certes, la pomme de Newton
n'engage à rien... ni, non plus, le sexe des anges ! Mais la déontologie
de l'enseignement consiste à ne pas faire passer pour vrai ce qui
n'est qu'un artifice de présentation. Faire apparaître Galilée,
après une anecdote sur le mouvement pendulaire des lustres de la
cathédrale de Pise, comme le promoteur d'une démarche expérimentale
aboutissant à l'établissement des lois de la mécanique, par
exemple du principe d'inertie, est à la fois une erreur historique
et une source d'illusion. Source d'illusion quelquefois grave,
notamment pour ceux qui se contentent ou se délectent d'une lecture
de l'histoire humaine conçue comme une opposition romantique entre
les Anciens, toujours réactionnaires, et les Modernes, toujours
dans le vrai. Il ne s'agit plus là d'une simplification, pédagogiquement
positive, mais de l'intrusion inutile d'une idéologie du progrès,
laquelle donne bonne conscience puisque l'on est toujours du côté
de celui qui a raison ! Il est clair que le mathématicien pédagogue
doit ici être épaulé par l'historien.
Un
second écueil, lui aussi produit par le condiment pédagogique,
consiste en une multiplication d'anecdotes d'animation, certes
exactes, mais sans aucun lien de causalité avec le sujet
scientifique débattu. L'insignifiance même de l'anecdote, l'abus
de telles liaisons inopportunes, a conduit certains mathématiciens
ou physiciens à bannir toute considération historique de leurs
cours. Car on peut en arriver très vite, avec ces anecdotes certes
tirées du vécu, à concevoir le développement de façon tellement
chaotique que la méthodologie scientifique elle-même en soit niée.
Chateaubriand, pour citer un auteur ancien, excelle dans ce dénigrement,
lorsqu'il considère que les découvertes, aussi bien en géométrie
transcendante qu'en chimie, sont toujours inattendues: celles qui
" assurent notre supériorité " sont " plutôt dues
à des événements fortuits qu'à la raison perfectionnée ",
voire " accordées aux jeux de l'ignorance " plutôt
qu'" aux spéculations du génie ".
Il
me semble que l'on peut se garder de ces deux écueils en utilisant
systématiquement des textes originaux. Ces textes, publications
scientifiques originales, sont les documents primaires, à
distinguer des sources secondaires consistant en biographies,
critiques des oeuvres, récits recomposés de découvertes. Bien
entendu, un enseignant ne peut nourrir sa réflexion que de sources
primaires; les synthèses de ses devanciers lui sont des aides
indispensables. Toutefois, ne jamais aller au texte original est une
cause de graves erreurs d'interprétation et, au fond, une faute
contre la démarche scientifique.
Mais
une objection sérieuse se présente, surtout valable pour
l'enseignement français. Comment recourir au texte original lorsque
les bibliothèques des lycées, voire des Universités, sont pauvres
en ouvrages anciens ? L'édition française a des lacunes sérieuses.
Un exemple entre mille les éditions du Discours de la Méthode
pullulent, mais son illustration essentielle aux yeux de Descartes,
sa splendide Géométrie, est introuvable en librairie aujourd'hui.
Du moins en France, car les Anglo-Saxons disposent, en livre de
poche, d'un fac-similé de ce texte, avec traduction et
commentaires... en anglais. Actuellement, à propos des mathématiques,
et pour les besoins des classes littéraires, on tend à réunir après
une sévère sélection une collection de textes originaux, mais
lisibles par des élèves sous la direction d'un maître. Il faut
souhaiter que de telles anthologies paraissent rapidement, avec
quelques repères critiques, et dans d'autres disciplines que les
mathématiques (19). Il faut aussi promouvoir la réédition de
textes anciens, avec un apparat critique allégé, juste le nécessaire
pour l'enseignant non familiarisé avec les problèmes historiques.
Ce qui se fait depuis quelques années dans le domaine des sciences
sociales (je pense à la réédition des Lois de l'imitation de G.
Tarde, pour citer un exemple entre tant d'autres) devrait pouvoir se
faire aussi dans les sciences exactes. Nos devanciers de la fin du
XIXème siècle étaient beaucoup plus audacieux et rééditaient
les grands textes scientifiques, aussi bien en mathématiques qu'en
physique, chimie ou sciences naturelles. Ce ne serait donc pas un
travail de bénédictin que de mettre à la disposition d'un large
public ces grands textes, aujourd'hui introuvables.
19- Rappelons toutefois,
dans la collection de textes et documents philosophiques dirigée
par C. Canguilhem, les deux volumes d'Introduction à l'histoire
des sciences Classiques Hachette, 1970 et 1971.
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