Chez les
scientifiques, une attitude utilitariste est en grand développement
et fait recours à l'histoire des sciences à des fins
essentiellement pédagogiques. Il est symptomatique que ce recours
soit le fait de professeurs impliqués dans des systèmes pédagogiques
assez différents. Ce sont sans doute, parmi les enseignants
scientifiques, les mathématiciens qui marquent la volonté la plus
grande d'utiliser la voie historique, aussi bien en France, dont on
connaît la raideur formaliste dans l'enseignement secondaire, qu'en
Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, où l'aspect "ludique",
par opposition au théorique, fut privilégié dans l'apprentissage
des mathématiques. Pour la plupart des enseignants de mathématiques,
ce recours à l'histoire des sciences ne se justifie pas par le goût
ou l'intérêt de cette discipline, encore moins par un souci
culturel, mais parce que ces enseignants sont confrontés à des réactions
négatives: d'une part, l'apathie des élèves tant devant
l'axiomatique (cas français) que face à des activités où
n'intervient plus un enchaînement de démonstrations (15) et,
d'autre part, le refus des collègues d'enseigner (15) une mathématique
intemporelle, une structure ne vivant que d'elle-même et
apparemment par elle-même.
Chez certains
enseignants la motivation devient encore plus radicale. Le recours
à l'histoire sert à destabiliser une vision trop aisément qualifiée
de "bourbakiste" en mathématiques, c'est-à-dire procédant
par déroulement nécessaire des propriétés d'une structure à
partir d'un petit nombre d'axiomes. L'histoire permet au contraire
d'indiquer que l'axiomatisation ne constitue pas l'essence de
l'activité mathématique, mais en jalonne tout au plus certaines époques,
ainsi celle d'Euclide au IIIème siècle avant notre ère, ou celle
d'Hilbert au tournant du XXème siècle. L'histoire signale et éclaire
l'osmose enrichissante qui infuse de la physique, de la mécanique,
de l'astronomie, des statistiques, voire de la biologie aux mathématiques,
afin de constituer le fonds des faits mathématiques enfin
abstraits. Ainsi, l'histoire irrigue les développements mathématiques
par la vitalité scientifique générale, leur donne comme des
points de contact avec la réalité et comme un ancrage. On saisit
ce que cela a de bénéfique.
Toutefois,
pour l'organisation de la pratique éducative, quelques conséquences
de cet utilitarisme pédagogique méritent d'être soulignées, car
les problèmes soulevés ne sont pas aisés à résoudre. D'abord,
ce faisant, le mathématicien déborde son cadre traditionnel et
touche aux autres sciences dans son enseignement même. Des choix
s'imposent alors, afin, d'une part, de tenir explicitement compte
des connaissances des élèves en physique ou en chimie, ce qui
implique une sélection sévère de textes originaux commentés, et,
d'autre part, de ne pas imposer dans toute démarche scientifique
une tendance mathématisante prédominante. La mathématisation, par
modélisation d'un phénomène physique, pour brillante et efficace
qu'elle soit, en plusieurs aspects, ne constitue pas le fond même
de la démarche du physicien, du biologiste, du géologue ou du
chimiste. Ainsi le mathématicien en optique, et dans le cadre de
l'approximation de Gauss des systèmes centrés, aura-t-il tendance
à privilégier le caractère homo-graphique de la correspondance
entre un objet lumineux et son image. Il y a pourtant bien d'autres
aspects physiques.
Une autre
conséquence est que le mathématicien, le scientifique plus généralement,
empiète sur le territoire de l'historien. Et il y a là un problème
sérieux. D'abord de méthodologie et d'exactitude, comme nous le développerons
plus loin. Mais le risque le plus grand est d'inciter à la paresse
l'enseignant historien lui-même, sinon de le décourager. Ce n'est
pas en faisant ce qui devrait constituer une part du travail du collègue
historien que le professeur de sciences améliorera les choses (16).
Car la réussite d'une éventuelle insertion de l'histoire des
sciences dans les programmes exige d'abord qu'une telle démarche
soit acceptée par les différentes catégories de professeurs. Cet
accord, dans le passé, ne fut jamais obtenu. L'absence de ce
consensus minimal, respectueux certes des modalités propres à
chaque discipline, élimine progressivement tout recours à
l'histoire des sciences en invoquant comme faciles excuses la
structure même de la science ("ne pas se préoccuper des tâtonnements
par lesquels a passé la science"), et cela même dans les
disciplines comme la biologie, où la tradition historique semblait
la plus riche, ou encore la géologie, domaine où le sens du déplacement
des temps devrait être le plus sensible. On donne encore comme
excuses les programmes (maladie sempiternelle de l'enseignement), la
non-pertinence de l'histoire des sciences quant au développement
culturel et historique et l'absence de maîtrise des concepts
scientifiques de base.
La situation
de l'histoire des techniques est tout aussi ambiguë. Une fois de
plus s'applique la maxime maoïste assurant que le problème de
l'enseignement, c'est d'abord l'enseignant! Donc, en particulier, sa
formation. On ne modifiera rien en profondeur par des simples
refontes de programmes, que d'autres annuleront par la suite, si la
formation même de l'enseignant, tant mathématicien que physicien,
historien ou philosophe, ne comporte pas un travail sérieux sur
l'histoire des sciences et des techniques. L'institutionnalisation
d'une telle formation à un stade ou un autre de la formation
des milliers d'enseignants est condition sine qua non de
l'utilisation convenable de l'histoire des sciences dans les
classes, donc une tâche urgente des universitaires responsables.
Mais les universitaires peuvent-ils vraiment se sentir responsables,
aujourd'hui, après tant d'atermoiements sur la création de centres
de formation des maîtres, après les expériences assez
douloureuses de travail dans les écoles normales d'instituteurs,
quand tous les choix, toutes les décisions, et tous les
financements, leur échappent?
Une autre
conséquence d'une démarche historique systématique pour
l'enseignement des sciences est de soulever, par elle-même, des
difficultés de compréhension qui risquent de compliquer sérieusement
et quelquefois inutilement la tâche d'apprentissage de l'élève.
T. Rekveld signale à juste titre que l'étude de la théorie de la
relativité n'est guère facilitée par l'analyse "préalable
des efforts qui ont conduit à la théorie d'Einstein. La compréhension
des questions relatives à l'hypothèse d'un éther imprégnant
toute substance est en soi une entreprise difficile" (17).
On pourrait en dire autant de la mécanique aristotélicienne face
à la dynamique newtonienne ou de la notion de convergence telle
qu'Euler la concevait, voire Gauss, dans son travail fameux sur la série
hypergéométrique, face à la conceptualisation de Çauchy et de
Weierstrass telle que nous l'enseignons aujourd'hui. En d'autres
termes, on ne saurait oublier que la démarche scientifique est régie
par une méthodologie très structurée. Et que se plonger dans un
moment scientifique du passé n'est en rien plus facile que de développer
l'approche contemporaine (18). Il faut en prendre conscience. On conçoit
toutefois plus aisément le parti qui peut être tiré, selon une
perspective historique, de descriptions de l'instrumentation
scientifique en physique et en chimie. Il y a tout un fond
d'histoire des techniques qui reste à développer dans un but éducatif,
notamment en utilisant des moyens audiovisuels.
En résumé,
l'histoire des sciences ne saurait être employée systématiquement
par l'utilitarisme pédagogique. Il s'agit d'être logique avec le
but poursuivi, une meilleure assimilation des méthodes
scientifiques, et ainsi d'adopter la remarque de Paul Langevin
"On fait trop souvent apprendre et non comprendre. A cette
conception statique, il faut substituer une conception dynamique
s'appuyant sur l'histoire."
15- En Ontario, un
temps, les mathématiques furent laissées en option tout au long du
secondaire et selon un programme très éclectique. Il y eut une très
forte diminution du nombre des élèves dans les cours de mathématiques...
et des difficultés à l'entrée des universités.
16- Il n'en reste pas moins qu'il faudra situer historiquement
Hyppocrate ou Mariotte, Laplace, Euler ou Poincaré... que l'origine
des systèmes des nombres, avant ou après l'alphabet, excite la
curiosité! Que la division sexagésimale du système horaire
intrigue! Que la fixation de la longueur de l'équateur terrestre à
un peu plus de 40 000Km soulève des questions! Culture et curiosité
vont de pair et on ne court guère de risques à demander, tant à
l'historien qu'au scientifique de développer l'une par l'autre.
17-Rekveld: Relativité (pour un enseignement rénové des sciences
OCDE, Paris)
18- Nous ne pouvons développer ici la discussion de tous les problèmes
pratiques d'insertion de l'histoire des sciences dans
l'enseignement, du primaire au supérieur. Voir les Actes du
Colloque, Enseignement de l'histoire des sciences aux scientifiques,
9, 10, 11 Octobre 1980.
|