Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

A quoi sert l'histoire des sciences?

Par Jean Dhombres. Directeur de l'I.R.E.M

- page 1 Introduction - 
page 2 Évocation du passé
page 3 Utilitarisme à tout crin
page 4 Exactitude historique?
page 5 L'histoire des sciences comme discipline

Site Philagora, tous droits réservés

L'utilitarisme à tout crin.  

Chez les scientifiques, une attitude utilitariste est en grand développement et fait recours à l'histoire des sciences à des fins essentiellement pédagogiques. Il est symptomatique que ce recours soit le fait de professeurs impliqués dans des systèmes pédagogiques assez différents. Ce sont sans doute, parmi les enseignants scientifiques, les mathématiciens qui marquent la volonté la plus grande d'utiliser la voie historique, aussi bien en France, dont on connaît la raideur formaliste dans l'enseignement secondaire, qu'en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, où l'aspect "ludique", par opposition au théorique, fut privilégié dans l'apprentissage des mathématiques. Pour la plupart des enseignants de mathématiques, ce recours à l'histoire des sciences ne se justifie pas par le goût ou l'intérêt de cette discipline, encore moins par un souci culturel, mais parce que ces enseignants sont confrontés à des réactions négatives: d'une part, l'apathie des élèves tant devant l'axiomatique (cas français) que face à des activités où n'intervient plus un enchaînement de démonstrations (15) et, d'autre part, le refus des collègues d'enseigner (15) une mathématique intemporelle, une structure ne vivant que d'elle-même et apparemment par elle-même.

Chez certains enseignants la motivation devient encore plus radicale. Le recours à l'histoire sert à destabiliser une vision trop aisément qualifiée de "bourbakiste" en mathématiques, c'est-à-dire procédant par déroulement nécessaire des propriétés d'une structure à partir d'un petit nombre d'axiomes. L'histoire permet au contraire d'indiquer que l'axiomatisation ne constitue pas l'essence de l'activité mathématique, mais en jalonne tout au plus certaines époques, ainsi celle d'Euclide au IIIème siècle avant notre ère, ou celle d'Hilbert au tournant du XXème siècle. L'histoire signale et éclaire l'osmose enrichissante qui infuse de la physique, de la mécanique, de l'astronomie, des statistiques, voire de la biologie aux mathématiques, afin de constituer le fonds des faits mathématiques enfin abstraits. Ainsi, l'histoire irrigue les développements mathématiques par la vitalité scientifique générale, leur donne comme des points de contact avec la réalité et comme un ancrage. On saisit ce que cela a de bénéfique.

Toutefois, pour l'organisation de la pratique éducative, quelques conséquences de cet utilitarisme pédagogique méritent d'être soulignées, car les problèmes soulevés ne sont pas aisés à résoudre. D'abord, ce faisant, le mathématicien déborde son cadre traditionnel et touche aux autres sciences dans son enseignement même. Des choix s'imposent alors, afin, d'une part, de tenir explicitement compte des connaissances des élèves en physique ou en chimie, ce qui implique une sélection sévère de textes originaux commentés, et, d'autre part, de ne pas imposer dans toute démarche scientifique une tendance mathématisante prédominante. La mathématisation, par modélisation d'un phénomène physique, pour brillante et efficace qu'elle soit, en plusieurs aspects, ne constitue pas le fond même de la démarche du physicien, du biologiste, du géologue ou du chimiste. Ainsi le mathématicien en optique, et dans le cadre de l'approximation de Gauss des systèmes centrés, aura-t-il tendance à privilégier le caractère homo-graphique de la correspondance entre un objet lumineux et son image. Il y a pourtant bien d'autres aspects physiques.

Une autre conséquence est que le mathématicien, le scientifique plus généralement, empiète sur le territoire de l'historien. Et il y a là un problème sérieux. D'abord de méthodologie et d'exactitude, comme nous le développerons plus loin. Mais le risque le plus grand est d'inciter à la paresse l'enseignant historien lui-même, sinon de le décourager. Ce n'est pas en faisant ce qui devrait constituer une part du travail du collègue historien que le professeur de sciences améliorera les choses (16). Car la réussite d'une éventuelle insertion de l'histoire des sciences dans les programmes exige d'abord qu'une telle démarche soit acceptée par les différentes catégories de professeurs. Cet accord, dans le passé, ne fut jamais obtenu. L'absence de ce consensus minimal, respectueux certes des modalités propres à chaque discipline, élimine progressivement tout recours à l'histoire des sciences en invoquant comme faciles excuses la structure même de la science ("ne pas se préoccuper des tâtonnements par lesquels a passé la science"), et cela même dans les disciplines comme la biologie, où la tradition historique semblait la plus riche, ou encore la géologie, domaine où le sens du déplacement des temps devrait être le plus sensible. On donne encore comme excuses les programmes (maladie sempiternelle de l'enseignement), la non-pertinence de l'histoire des sciences quant au développement culturel et historique et l'absence de maîtrise des concepts scientifiques de base.

La situation de l'histoire des techniques est tout aussi ambiguë. Une fois de plus s'applique la maxime maoïste assurant que le problème de l'enseignement, c'est d'abord l'enseignant! Donc, en particulier, sa formation. On ne modifiera rien en profondeur par des simples refontes de programmes, que d'autres annuleront par la suite, si la formation même de l'enseignant, tant mathématicien que physicien, historien ou philosophe, ne comporte pas un travail sérieux sur l'histoire des sciences et des techniques. L'institutionnalisation d'une telle formation à un stade ou un autre de la formation des milliers d'enseignants est condition sine qua non de l'utilisation convenable de l'histoire des sciences dans les classes, donc une tâche urgente des universitaires responsables. Mais les universitaires peuvent-ils vraiment se sentir responsables, aujourd'hui, après tant d'atermoiements sur la création de centres de formation des maîtres, après les expériences assez douloureuses de travail dans les écoles normales d'instituteurs, quand tous les choix, toutes les décisions, et tous les financements, leur échappent? 

Une autre conséquence d'une démarche historique systématique pour l'enseignement des sciences est de soulever, par elle-même, des difficultés de compréhension qui risquent de compliquer sérieusement et quelquefois inutilement la tâche d'apprentissage de l'élève. T. Rekveld signale à juste titre que l'étude de la théorie de la relativité n'est guère facilitée par l'analyse "préalable des efforts qui ont conduit à la théorie d'Einstein. La compréhension des questions relatives à l'hypothèse d'un éther imprégnant toute substance est en soi une entreprise difficile" (17). On pourrait en dire autant de la mécanique aristotélicienne face à la dynamique newtonienne ou de la notion de convergence telle qu'Euler la concevait, voire Gauss, dans son travail fameux sur la série hypergéométrique, face à la conceptualisation de Çauchy et de Weierstrass telle que nous l'enseignons aujourd'hui. En d'autres termes, on ne saurait oublier que la démarche scientifique est régie par une méthodologie très structurée. Et que se plonger dans un moment scientifique du passé n'est en rien plus facile que de développer l'approche contemporaine (18). Il faut en prendre conscience. On conçoit toutefois plus aisément le parti qui peut être tiré, selon une perspective historique, de descriptions de l'instrumentation scientifique en physique et en chimie. Il y a tout un fond d'histoire des techniques qui reste à développer dans un but éducatif, notamment en utilisant des moyens audiovisuels.

En résumé, l'histoire des sciences ne saurait être employée systématiquement par l'utilitarisme pédagogique. Il s'agit d'être logique avec le but poursuivi, une meilleure assimilation des méthodes scientifiques, et ainsi d'adopter la remarque de Paul Langevin "On fait trop souvent apprendre et non comprendre. A cette conception statique, il faut substituer une conception dynamique s'appuyant sur l'histoire."


15- En Ontario, un temps, les mathématiques furent laissées en option tout au long du secondaire et selon un programme très éclectique. Il y eut une très forte diminution du nombre des élèves dans les cours de mathématiques... et des difficultés à l'entrée des universités.
16- Il n'en reste pas moins qu'il faudra situer historiquement Hyppocrate ou Mariotte, Laplace, Euler ou Poincaré... que l'origine des systèmes des nombres, avant ou après l'alphabet, excite la curiosité! Que la division sexagésimale du système horaire intrigue! Que la fixation de la longueur de l'équateur terrestre à un peu plus de 40 000Km soulève des questions! Culture et curiosité vont de pair et on ne court guère de risques à demander, tant à l'historien qu'au scientifique de développer l'une par l'autre.
17-Rekveld: Relativité (pour un enseignement rénové des sciences OCDE, Paris)
18- Nous ne pouvons développer ici la discussion de tous les problèmes pratiques d'insertion de l'histoire des sciences dans l'enseignement, du primaire au supérieur. Voir les Actes du Colloque, Enseignement de l'histoire des sciences aux scientifiques, 9, 10, 11 Octobre 1980.

- page 1 Introduction - 
page 2 Évocation du passé
page 3 Utilitarisme à tout crin
page 4 Exactitude historique?
page 5 L'histoire des sciences comme discipline

Rubrique Épistémologie

2010 ©Philagora tous droits réservés Publicité Recherche d'emploi
Contact Francophonie Revue Pôle Internationnal
Pourquoi ce site? A la découverte des langues régionales J'aime l'art
Hébergement matériel: Serveur Express