Le point de
vue le plus simple consiste à rappeler que, depuis plusieurs
siècles, la science fait partie en Europe de l'horizon commun de
l'homme cultivé, la technique ayant littéralement bouleversé de
fond en comble le cadre de vie depuis le milieu du XVIIIème
siècle. Mais, phénomène récent, la démarche scientifique s'est
séparée des grands systèmes philosophiques qui ourlent le
déroulement des temps. Dans ce contexte, l'utilité de l'histoire
des sciences pourrait très exactement être celle de toute
évocation du passé. Après constat des succès de librairie du
Louis XI de Paul M. Kendall, du Montaillou, village occitan d'E. Le
Roy Ladurie, après lecture des annonces alléchantes d'une vie de
Chilpéric, "mon frère", voire du roman historique
Louisiane de Maurice Denuzière, on pourrait croire que l'histoire
des sciences n'attendrait qu'un auteur, judicieux et brillant
vulgarisateur, pour connaître elle aussi un fulgurant
développement éditorial.
Il y aura
certainement multiplication d'ici à quelques années - et je m'en
réjouis d'avance - des ouvrages historiques pour grand public et à
fort caractère scientifique, comme il y a dès aujourd'hui
d'extraordinaires rétrospectives imagées sur les techniques nobles
telles que l'aviation, le chemin de fer, la marine à vapeur, etc.
En un sens, le signal est déjà donné par le livre récent de
Françoise Giroud sur Marie Curie, Une femme honorable (3). Mais, au
fond, cette éventuelle floraison n'attribuerait d'autre utilité à
l'histoire des sciences que la satisfaction d'une légitime
curiosité, assez spécialisée d'ailleurs. Or, l'évocation du
passé, à juste titre dans la riche tradition de l'historiographie
française, se veut aussi globale que possible. L'utilité purement
historique de l'histoire des sciences doit donc se situer d'abord au
niveau du professionnel de l'histoire, de l'historien, dont nous
attendons, nous autres lecteurs, qu'il interprète et rassemble
intelligemment et honnêtement les données si diverses, si
éparses, de l'histoire des sciences et des techniques, dans la
description du déroulement d'une époque, dans le tableau d'un
cadre de vie, dans le suivi méticuleux d'une biographie, dans son
enquête, aussi nourrie soit-elle de séries statistiques, sur les
mentalités. En résumé, sous cet angle, l'utilité même de
l'histoire des sciences se mesure à son intégration dans le
matériau de travail de l'historien.
Mais la
situation présente est très décevante et, je le crains, moins
encourageante encore qu'au début de ce siècle. Quelques exemples
donneront peut-être à réfléchir. Je les ai volontairement
choisis chez des auteurs qui savent consacrer une place à
l'évolution des idées. Ainsi un ouvrage classique sur la
Restauration (4), gros volume de 506 pages pour aller de 1814 à
1830, ne mentionne que peu les faits scientifiques, un peu plus les
innovations techniques, privilégiant celles qui ont une finalité
économique comme le percement de canaux, la création de
manufactures, etc. Or, à cette époque, Paris est sans conteste la
capitale scientifique du monde. L'auteur le dit tout de même, mais
il ne consacre que six pages, incluant la géographie, à donner au
galop un aperçu des développements scientifiques. Ce n'est plus de
l'histoire, mais une enfilade de noms. A.L. Cauchy est le seul
mathématicien honoré d'une mention, car ses travaux
"fondèrent pratiquement le calcul infinitésimal" (5).
Absent cet Abel, norvégien mais alors parisien, dont la
classification des intégrales maintenant qualifiées d'abéliennes
débuta brillamment dans un manuscrit de 1826! Quant aux physiciens,
poursuit le texte, c'est plus de vingt noms qu'il faudrait citer
avec ceux de Joseph Fournier (6), de Laplace, de Gay-Lussac,
d'Arago, de Poisson, de Biot, de Girard. " Mais citer ces
noms est-il suffisant? Voire, de traiter en quelques lignes l'œuvre
maîtresse de Fresnel, celle de Carnot, sans parler de
l'environnement, des polémiques, des tenants et des aboutissants?
Ce qui est frappant, c'est précisément le silence sur ces
controverses scientifiques, mis a part le célèbre antagonisme de
Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, et l'absence de tout exposé
sur les problématiques scientifiques.
Un autre
ouvrage, plus ancien, sur Napoléon (7), ne fait même pas mention
de la Société d'Arcueil dans le cadre de laquelle, dès 1807 et
jusqu'après 1814, Laplace et Berthollet (leurs maisons se
jouxtaient à Arcueil) organisaient des réunions régulières,
poussaient les jeunes espoirs scientifiques et quelques savants
confirmés, dans une grande atmosphère d'émulation. Pourtant, y
fut discuté tout ce qui compta en physique et en chimie. Et encore
l'ouvrage signale-t-il brièvement ici ou là tel fait touchant aux
sciences, mais pourquoi, dans son analyse politique, n'insiste-t-il
pas sur le rôle des scientifiques à l'ombre du pouvoir? Celui, par
exemple, d'un Laplace, d'un Lagrange, d'un Chaptal, d'un Fourcroy ou
d'un Monge, pour ne citer que les plus grands noms. Madame de Staël
et Chateaubriand ne s'y trompèrent pas, qui dénoncèrent ce
"lobby". Le premier ne fut-il pas ministre de l'Intérieur
au lendemain de Brumaire, puis sénateur et chancelier du Sénat
jusqu'à l'abdication; le second sénateur; le troisième ministre
de l'Intérieur de 1800 à 1804; le quatrième conseiller d'État,
grand responsable jusqu'en 1808 des établissements d'enseignement,
et dont l'éviction par Fontanes comme Grand Maître de
l'Université impériale marque un tournant antiscientifique de
l'Empire; le dernier, enfin, sénateur et constamment proche de
l'Empereur? Imaginons un instant que Napoléon se soit entouré
d'hommes de lettres, de juristes ou encore qu'il ait peuplé les
Ministères et les organes législatifs de capitaines et de
généraux: on aurait, dans tout manuel d'histoire, des
développements sans fin sur ces castes favorisées.
Ces lacunes
dans les ouvrages classiques illustrent un paradoxe les Anglo-Saxons
(8) sont aujourd'hui les meilleurs spécialistes d'une des périodes
les plus productives de la science française.
Venons-en
maintenant aux manuels, reflets à plus d'un titre des
préoccupations de l'école historique du moment. Prenons un texte
d'un cours de seconde (9). Le tableau chronologique est assez
remarquable par sa richesse événementielle, notamment pour la
science et la technique (Abel y est mentionné). Un chapitre a même
pour titre "L'évolution des idées dans la première moitié
du XIX siècle, les progrès scientifiques". Et l'on y voit des
portraits de Laplace, de Monge, de Carnot le jeune, de Faraday et
d'Ampère, agrémentés de courtes notices, encore que beaucoup
moins riches que celles qui ornaient les vénérables classiques de
Malet et Isaac. Mais le chapitre est dévotement culturel, donc, il
n'est pas question de mentionner un autre rôle de Monge (pourtant
ministre de la Marine sous la Révolution en 1793) ou du grand
Carnot. Dans le texte, on nous assure que "les mathématiques
firent de grands progrès", mais on ne dit pas, par exemple, ce
qu'est la géométrie descriptive de Monge, que les élèves
pourraient étudier dans la classe voisine de mathématiques, ou la
géométrie projective de Poncelet, dont certains éléments
figurent au programme. On ne commente même pas le prodigieux bond
en avant des probabilités avec Laplace et Gauss, dont les
résultats sont pourtant utilisés par les élèves, et d'une
importance cruciale pour la philosophie du déterminisme. Que dire
de ce "Cauchy et Abel étudièrent de nouvelles
fonctions"! ou de cet E. Gallois (10), "qui rédigeait
fébrilement, la veille de sa mort, une méthode générale de
résolution des équations appelée a un grand avenir"? Les
élèves auxquels le manuel s'adresse en savent apparemment plus que
les auteurs, puisqu'ils ont entendu parler d'équations polynomiales
et connaissent la structure de groupe!
Mais on
serait contraint de vanter la richesse de ce manuel si on le
comparait au texte, pourtant issu de la même collection et dû a un
concours important d'auteurs, destiné aux classes terminales,
c'est-à-dire à des élèves dont les connaissances scientifiques
sont plus élaborées (11). Cette fois, une demi-page suffit pour
expédier le développement des sciences au XIXème siècle, comme
fait de la civilisation occidentale, sans qu'une description de la
méthodologie scientifique soit même esquissée, ne serait-ce que
pour préciser le rôle du langage mathématique ou la
spécialisation de la recherche. Ce n'est plus de l'histoire, même
événementielle, c'est de la nomenclature. Autre manuel, cette fois
plus récent (12). Dans les repères biographiques, aucune mention
d'Albert Einstein, d'Henri Poincaré ou de Robert Oppenheimer.
Une page, sur
un ouvrage qui en compte 448, est consacrée à la révolution
scientifique et technique - et il s'agit d'une description du XXe
siècle. Seule une citation explicite, mais en petits caractères,
de F. Joliot-Curie, permettra, peut-être, aux élèves de faire un
lien avec leurs connaissances scientifiques.
Bref, la
misère. On se prend alors à rêver en reprenant des lignes de F.
Braudel publiées vers 1949 en préface à La Méditerranée et le
monde méditerranéen à l'époque que de Philippe II (13):
"J'espère aussi que l'on ne me reprochera pas mes trop larges
ambitions, mon désir et mon besoin de voir grand. L'histoire n'est
peut-être pas condamnée à n'étudier que des jardins bien clos de
murs."
http://www.philagora.net/mar-nos/braudel.php
On attend
donc encore l'érudition alerte, globalisante, décapante, d'un
Lucien Febvre, dont le Rabelais et le problème de l'incroyance au
XVIe siècle (14) pourrait servir de modèle à la réalisation d'un
travail d'historien, par exemple, entre tant d'autres possibles, sur
Condorcet et le problème du progrès de l'Encyclopédie au
positivisme.
Sans de tels ouvrages, rien ne passera dans
les manuels ou dans les cours d'histoire. Et c'est regrettable.
3) Fayard, 1981
4) Berthier de Sauvigny, La Restauration, deuxième édition, 1974,
Flammarion.
5) Pas un mot sur la théorie des fonctions d'une variable complexe,
alors que le mémoire initiateur de Cauchy date de 1825. Il est vrai
que notre historien nous apprend que pas un des domaines des mathématiques
ne fut ignoré par l'œuvre de Cauchy.
6) Sic. Il s'agit de J. B. Fourier. Pas un mot de la théorie
analytique de la chaleur dont l'exposé fondamental parut en 1822 et
devait marquer si profondément la physique mathématique par la
manipulation des séries dites de Fourier, évoquées dès les
classes terminales pour la propagation du son par exemple.
7) G. Lebebvre, Napoléon, PUF.
9) Collection J. Monnier, 1789-1848 F. Nathan, 1960
10) Sic. 2variste Galois (1811-1832) ramena l'étude des équations
polynômiales à celle groupes de permutation associés et fournit
un critère de résolubilité par radicaux.
11) Collection J. Monnier, Histoire, terminales Nathan, 1960
12) 1914-1945. Le monde contemporain, Bordas 1980
13) Ces pages sont réunies à d'autres textes dans Ecrits
l'histoire, Flammarion, 1975
14) Réédité en format de poche dans la collection "L'évolution
de l'humanité, N°9, Albin Michel.
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