Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

A quoi sert l'histoire des sciences?

Par Jean Dhombres. Directeur de l'I.R.E.M

- page 1 Introduction - 
page 2 Évocation du passé
page 3 Utilitarisme à tout crin
page 4 Exactitude historique?
page 5 L'histoire des sciences comme discipline

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L’histoire des sciences et des techniques comme évocation du passé.  

Le point de vue le plus simple consiste à rappeler que, depuis plusieurs siècles, la science fait partie en Europe de l'horizon commun de l'homme cultivé, la technique ayant littéralement bouleversé de fond en comble le cadre de vie depuis le milieu du XVIIIème siècle. Mais, phénomène récent, la démarche scientifique s'est séparée des grands systèmes philosophiques qui ourlent le déroulement des temps. Dans ce contexte, l'utilité de l'histoire des sciences pourrait très exactement être celle de toute évocation du passé. Après constat des succès de librairie du Louis XI de Paul M. Kendall, du Montaillou, village occitan d'E. Le Roy Ladurie, après lecture des annonces alléchantes d'une vie de Chilpéric, "mon frère", voire du roman historique Louisiane de Maurice Denuzière, on pourrait croire que l'histoire des sciences n'attendrait qu'un auteur, judicieux et brillant vulgarisateur, pour connaître elle aussi un fulgurant développement éditorial.

Il y aura certainement multiplication d'ici à quelques années - et je m'en réjouis d'avance - des ouvrages historiques pour grand public et à fort caractère scientifique, comme il y a dès aujourd'hui d'extraordinaires rétrospectives imagées sur les techniques nobles telles que l'aviation, le chemin de fer, la marine à vapeur, etc. En un sens, le signal est déjà donné par le livre récent de Françoise Giroud sur Marie Curie, Une femme honorable (3). Mais, au fond, cette éventuelle floraison n'attribuerait d'autre utilité à l'histoire des sciences que la satisfaction d'une légitime curiosité, assez spécialisée d'ailleurs. Or, l'évocation du passé, à juste titre dans la riche tradition de l'historiographie française, se veut aussi globale que possible. L'utilité purement historique de l'histoire des sciences doit donc se situer d'abord au niveau du professionnel de l'histoire, de l'historien, dont nous attendons, nous autres lecteurs, qu'il interprète et rassemble intelligemment et honnêtement les données si diverses, si éparses, de l'histoire des sciences et des techniques, dans la description du déroulement d'une époque, dans le tableau d'un cadre de vie, dans le suivi méticuleux d'une biographie, dans son enquête, aussi nourrie soit-elle de séries statistiques, sur les mentalités. En résumé, sous cet angle, l'utilité même de l'histoire des sciences se mesure à son intégration dans le matériau de travail de l'historien.

Mais la situation présente est très décevante et, je le crains, moins encourageante encore qu'au début de ce siècle. Quelques exemples donneront peut-être à réfléchir. Je les ai volontairement choisis chez des auteurs qui savent consacrer une place à l'évolution des idées. Ainsi un ouvrage classique sur la Restauration (4), gros volume de 506 pages pour aller de 1814 à 1830, ne mentionne que peu les faits scientifiques, un peu plus les innovations techniques, privilégiant celles qui ont une finalité économique comme le percement de canaux, la création de manufactures, etc. Or, à cette époque, Paris est sans conteste la capitale scientifique du monde. L'auteur le dit tout de même, mais il ne consacre que six pages, incluant la géographie, à donner au galop un aperçu des développements scientifiques. Ce n'est plus de l'histoire, mais une enfilade de noms. A.L. Cauchy est le seul mathématicien honoré d'une mention, car ses travaux "fondèrent pratiquement le calcul infinitésimal" (5). Absent cet Abel, norvégien mais alors parisien, dont la classification des intégrales maintenant qualifiées d'abéliennes débuta brillamment dans un manuscrit de 1826! Quant aux physiciens, poursuit le texte, c'est plus de vingt noms qu'il faudrait citer avec ceux de Joseph Fournier (6), de Laplace, de Gay-Lussac, d'Arago, de Poisson, de Biot, de Girard. " Mais citer ces noms est-il suffisant? Voire, de traiter en quelques lignes l'œuvre maîtresse de Fresnel, celle de Carnot, sans parler de l'environnement, des polémiques, des tenants et des aboutissants? Ce qui est frappant, c'est précisément le silence sur ces controverses scientifiques, mis a part le célèbre antagonisme de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, et l'absence de tout exposé sur les problématiques scientifiques.

Un autre ouvrage, plus ancien, sur Napoléon (7), ne fait même pas mention de la Société d'Arcueil dans le cadre de laquelle, dès 1807 et jusqu'après 1814, Laplace et Berthollet (leurs maisons se jouxtaient à Arcueil) organisaient des réunions régulières, poussaient les jeunes espoirs scientifiques et quelques savants confirmés, dans une grande atmosphère d'émulation. Pourtant, y fut discuté tout ce qui compta en physique et en chimie. Et encore l'ouvrage signale-t-il brièvement ici ou là tel fait touchant aux sciences, mais pourquoi, dans son analyse politique, n'insiste-t-il pas sur le rôle des scientifiques à l'ombre du pouvoir? Celui, par exemple, d'un Laplace, d'un Lagrange, d'un Chaptal, d'un Fourcroy ou d'un Monge, pour ne citer que les plus grands noms. Madame de Staël et Chateaubriand ne s'y trompèrent pas, qui dénoncèrent ce "lobby". Le premier ne fut-il pas ministre de l'Intérieur au lendemain de Brumaire, puis sénateur et chancelier du Sénat jusqu'à l'abdication; le second sénateur; le troisième ministre de l'Intérieur de 1800 à 1804; le quatrième conseiller d'État, grand responsable jusqu'en 1808 des établissements d'enseignement, et dont l'éviction par Fontanes comme Grand Maître de l'Université impériale marque un tournant antiscientifique de l'Empire; le dernier, enfin, sénateur et constamment proche de l'Empereur? Imaginons un instant que Napoléon se soit entouré d'hommes de lettres, de juristes ou encore qu'il ait peuplé les Ministères et les organes législatifs de capitaines et de généraux: on aurait, dans tout manuel d'histoire, des développements sans fin sur ces castes favorisées.

Ces lacunes dans les ouvrages classiques illustrent un paradoxe les Anglo-Saxons (8) sont aujourd'hui les meilleurs spécialistes d'une des périodes les plus productives de la science française.

Venons-en maintenant aux manuels, reflets à plus d'un titre des préoccupations de l'école historique du moment. Prenons un texte d'un cours de seconde (9). Le tableau chronologique est assez remarquable par sa richesse événementielle, notamment pour la science et la technique (Abel y est mentionné). Un chapitre a même pour titre "L'évolution des idées dans la première moitié du XIX siècle, les progrès scientifiques". Et l'on y voit des portraits de Laplace, de Monge, de Carnot le jeune, de Faraday et d'Ampère, agrémentés de courtes notices, encore que beaucoup moins riches que celles qui ornaient les vénérables classiques de Malet et Isaac. Mais le chapitre est dévotement culturel, donc, il n'est pas question de mentionner un autre rôle de Monge (pourtant ministre de la Marine sous la Révolution en 1793) ou du grand Carnot. Dans le texte, on nous assure que "les mathématiques firent de grands progrès", mais on ne dit pas, par exemple, ce qu'est la géométrie descriptive de Monge, que les élèves pourraient étudier dans la classe voisine de mathématiques, ou la géométrie projective de Poncelet, dont certains éléments figurent au programme. On ne commente même pas le prodigieux bond en avant des probabilités avec Laplace et Gauss, dont les résultats sont pourtant utilisés par les élèves, et d'une importance cruciale pour la philosophie du déterminisme. Que dire de ce "Cauchy et Abel étudièrent de nouvelles fonctions"! ou de cet E. Gallois (10), "qui rédigeait fébrilement, la veille de sa mort, une méthode générale de résolution des équations appelée a un grand avenir"? Les élèves auxquels le manuel s'adresse en savent apparemment plus que les auteurs, puisqu'ils ont entendu parler d'équations polynomiales et connaissent la structure de groupe!

Mais on serait contraint de vanter la richesse de ce manuel si on le comparait au texte, pourtant issu de la même collection et dû a un concours important d'auteurs, destiné aux classes terminales, c'est-à-dire à des élèves dont les connaissances scientifiques sont plus élaborées (11). Cette fois, une demi-page suffit pour expédier le développement des sciences au XIXème siècle, comme fait de la civilisation occidentale, sans qu'une description de la méthodologie scientifique soit même esquissée, ne serait-ce que pour préciser le rôle du langage mathématique ou la spécialisation de la recherche. Ce n'est plus de l'histoire, même événementielle, c'est de la nomenclature. Autre manuel, cette fois plus récent (12). Dans les repères biographiques, aucune mention d'Albert Einstein, d'Henri Poincaré ou de Robert Oppenheimer.

Une page, sur un ouvrage qui en compte 448, est consacrée à la révolution scientifique et technique - et il s'agit d'une description du XXe siècle. Seule une citation explicite, mais en petits caractères, de F. Joliot-Curie, permettra, peut-être, aux élèves de faire un lien avec leurs connaissances scientifiques.

Bref, la misère. On se prend alors à rêver en reprenant des lignes de F. Braudel publiées vers 1949 en préface à La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque que de Philippe II (13): "J'espère aussi que l'on ne me reprochera pas mes trop larges ambitions, mon désir et mon besoin de voir grand. L'histoire n'est peut-être pas condamnée à n'étudier que des jardins bien clos de murs." 
 
http://www.philagora.net/mar-nos/braudel.php 

On attend donc encore l'érudition alerte, globalisante, décapante, d'un Lucien Febvre, dont le Rabelais et le problème de l'incroyance au XVIe siècle (14) pourrait servir de modèle à la réalisation d'un travail d'historien, par exemple, entre tant d'autres possibles, sur Condorcet et le problème du progrès de l'Encyclopédie au positivisme.
Sans de tels ouvrages, rien ne passera dans les manuels ou dans les cours d'histoire. Et c'est regrettable.
 


3) Fayard, 1981
4) Berthier de Sauvigny, La Restauration, deuxième édition, 1974, Flammarion.
5) Pas un mot sur la théorie des fonctions d'une variable complexe, alors que le mémoire initiateur de Cauchy date de 1825. Il est vrai que notre historien nous apprend que pas un des domaines des mathématiques ne fut ignoré par l'œuvre de Cauchy.
6) Sic. Il s'agit de J. B. Fourier. Pas un mot de la théorie analytique de la chaleur dont l'exposé fondamental parut en 1822 et devait marquer si profondément la physique mathématique par la manipulation des séries dites de Fourier, évoquées dès les classes terminales pour la propagation du son par exemple.
7) G. Lebebvre, Napoléon, PUF.
9) Collection J. Monnier, 1789-1848 F. Nathan, 1960
10) Sic. 2variste Galois (1811-1832) ramena l'étude des équations polynômiales à celle groupes de permutation associés et fournit un critère de résolubilité par radicaux.
11) Collection J. Monnier, Histoire, terminales Nathan, 1960
12) 1914-1945. Le monde contemporain, Bordas 1980
13) Ces pages sont réunies à d'autres textes dans Ecrits l'histoire, Flammarion, 1975
14) Réédité en format de poche dans la collection "L'évolution de l'humanité, N°9, Albin Michel.

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