L'homme s'est toujours interrogé sur son être même. Cette
interrogation peut prendre la forme plus spécifique d'une
interrogation sur la notion de liberté: l'homme est-il libre?
Mais il est bien difficile de répondre à une telle
interrogation. Comme on dit, la liberté s'éprouve mais peut-on
la prouver?
Certes, de nombreuses activités attestent de notre liberté par
rapport au déterminisme naturel: nous modifions notre milieu par
le travail; nous sommes en quelque sorte de petits démiurges.
Dans cette perspective, l'art,
qu'il s'agisse de l'artisanat ou de l'Art, témoigne sans doute de
notre liberté. Mais qu'en penser plus précisément? De quelle
liberté l'art témoigne-t-il?
Témoigner n'est pas prouver. Mais il y a des témoignages qui ont
quasiment valeur de preuve. Il y a des "lignes de
faits", comme dit Bergson, c'est-à-dire des convergences qui
finissent par attester d'un haut degré de probabilité de
l'existence d'une chose ou d'une situation. Cherchons donc, en
examinant la question de l'art, à
trouver ces convergences en faveur d'une certaine liberté.
A
supposer que l'art nous apprenne que nous sommes des êtres
libres, que ferons-nous de cette liberté? Autrement dit, à quoi
bon savoir que nous sommes libres si nous restons incapables de
devenir des citoyens non seulement d'une démocratie mais aussi du
monde?
On
doit d'abord noter que notre capacité à transformer la nature
atteste d'une situation ontologique spécifique: contrairement aux
animaux, nous devons transformer notre milieu naturel.
Mais la découverte de notre
vocation culturelle (qui est la découverte
de notre liberté "métaphysique") est en même
temps la découverte de notre condamnation à travailler. D'où
l'ambiguïté foncière de tout art ou
de toute technique (savoir-faire) qui, originairement,
atteste d'une liberté qui est avant tout une libération pénible
par rapport aux contraintes de la Nature et de notre nature (nos
pulsions, notre passivité, notre paresse).
Certes, on oublie souvent cette ambiguïté de l'art-travail
au profit de l'art-création. L'art ou l'Art paraît alors témoigner
de notre créativité en un sens totalement positif. On se représente
l'artisan ou l'artiste comme un démiurge capable de création ex
nihilo. Ou alors, on en fait un
révolutionnaire, un avant-gardiste capable de toutes les audaces et
de toutes les ruptures. Mais ici encore, on retrouve une certaine
ambiguïté. Car l'exercice de cette liberté de créer peut être
heureux ou malheureux, constructif ou destructeur. La figure du génie
n'est pas si loin de celle de l'artiste maudit. Et puis la liberté
de créer n'est pas si grande qu'on le croit. Il y
a la résistance de la matière.
Il y a les contextes institutionnels (avec leurs règles et leurs
normes) qui garantissent la transmission d'un patrimoine mais
freinent certains élans. Il y a aussi les tensions sociales et
politiques (la conjoncture): la figure de l'artiste-créateur d'un
monde nouveau n'est pas si éloignée de l'artiste-artisan (qui doit
gagner sa vie dans une société donnée et pour qui l'art est avant
tout un métier).
Du côté de celui qui juge des oeuvres, on peut aussi noter l'expérience
d'un sentiment de liberté. Après tout, je reste libre de trouver
belle ou non telle ou telle oeuvre. Comme on dit, on ne discute pas
des goûts. Et pourtant, ici aussi, force est de reconnaître une
certaine ambiguïté. Le choses ne sont pas si claires. On
semble confronté à deux types de liberté qui sont en même temps
deux types de nécessité. Car je peux avoir le sentiment que ce qui
est beau s'impose envers et contre tous mes goûts particuliers.
Tout se passe comme si certains goûts me renvoyaient à mes préférences
particulières et relevaient d'un usage inférieur de ma liberté
(une simple spontanéité) tandis que l'admiration du beau m'ouvrait
les portes d'une tout autre dimension, celle d'un usage supérieur
de ma liberté, celle d'un jugement
(le fameux jugement réfléchissant) qui m'arracherait à mes
adhésions immédiates et me ferait entrer, au moins symboliquement,
dans le domaine de ce que Kant appelle
l'"universel" ou l'"autonomie". L'exercice libre
du jugement (théorie du libre jeu des facultés que sont
l'entendement et l'imagination) m'apprendrait une double liberté:
liberté par rapport aux intérêts du corps et liberté par rapport
aux intérêts d'une raison qui ne serait que calculante. Il y
aurait là l'expérience paradoxale d'une nécessité supérieure
et libératrice.
Ainsi, l'art témoigne
bien en faveur d'une certaine liberté métaphysique ou sociale.
L'homo faber se libère par rapport à la nature; l'artiste se libère
par rapport à l'époque, le critique se libère par rapport à
lui-même et à ses adhésions
immédiates. Mais tout cela reste ambigu: on a le sentiment d'une
liberté incomplète ou insatisfaisante. Tout cela converge mais
vers une
expérience tronquée de la liberté. De ce point de vue, la
perspective kantienne apparaît
précieuse car elle dit
cette expérience ambiguë qu'est le libre exercice du
jugement esthétique: "coincés" entre, d'un côté, la
perspective d'une liberté morale (qui n'est qu'un postulat) et, de
l'autre, l'évidence du
déterminisme naturel,
l'artiste et le critique ouvriraient un espace inédit de liberté,
espace qui témoignerait en faveur de la possibilité politique
d'une humanité libre à venir.
Alain
Panero -
Agrégé de
philosophie - =
> La
liberté relève-t-elle de l'essence de l'homme?
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